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La colère s’amplifie face à Erdogan

lundi, 3 juin, 2013 - 17:09

Le mouvement de protestation contre Erdogan ne faiblit pas. On dénombre déjà deux morts. Le premier ministre turc campe sur ses positions… jusqu'à quand ?

Recep Tayyip Erdogan l’a démontré à plusieurs reprises: il n’aime pas apaiser les esprits. Lorsqu’il est mis en difficulté, le premier ministre turc attaque, avec un ton et un style qui rappellent ceux des loubards (« kabadayi ») des films des studios de Yesilçam, emblématiques des années 1960-80.

Depuis le début du mouvement populaire qui secoue Istanbul et une partie du pays, et à deux reprises devant la presse, dimanche et lundi matin, Erdogan n’a montré aucune volonté d’apaisement. Pas un mot d’empathie pour les centaines de blessés et les deux morts, pas un mot sur d’éventuelles erreurs commises dans le cadre de sa politique notamment locale à Istanbul.

Au contraire, il a lancé des attaques ciblées envers les manifestants qu’il qualifie de "pillards", et a montré du doigt le principal parti d’opposition, le CHP, parti républicain du peuple, comme l’un des principaux instigateurs de ce mouvement spontané. 

L'arbre cache la forêt des mécontentements

Dans une Turquie ultralibérale où la protection de l’environnement est la dernière des préoccupations du gouvernement, les heurts ont éclaté au sujet d’une simple histoire d’arbres et de centre commercial. Certes, des arbres, il n’en reste plus beaucoup à Istanbul, mégapole de 14 millions d’habitants en perpétuelle expansion. Ils disparaissent aussi vite que surgissent de terre de nouveaux centres commerciaux.

Mais qui aurait donc pu imaginer qu'un parc mal entretenu et peu fréquenté aurait créé une telle étincelle ? L'arbre, comme toujours, cache la forêt des mécontentements.

Une politique à coup de machette

Cette affaire du parc de Gezi, situé sur la place Taksim, est symptomatique de la manière dont les autorités turques gèrent le pays, à savoir sans consensus ni consultation, à coup de machette. La politique urbanistique d’Istanbul en est l’exemple le plus flagrant : le sort du cœur économique et culturel du pays se joue à Ankara, d'où le premier ministre dicte ses exigences.

La liste est longue: construction de la plus grande mosquée du pays (Camlica, en projet), du plus grand aéroport au monde, d’un troisième pont très contesté sur le Bosphore et projet pharaonique d’un canal parallèle au Bosphore… La place Taksim, elle, devient piétonne, sans consultation des acteurs locaux et les habitants. Et en lieu et place du parc, un énième centre commercial, dans une caserne ottomane reconstruite pour l’occasion!

Taksim devient le cœur de la lutte des symboles pour un parti AKP (parti de la justice et du développement) désireux de faire table rase de l’époque kémaliste et laïque. Ainsi, dimanche, en pleine crise et à la grande surprise des manifestants, le premier ministre a annoncé vouloir détruire le très symbolique centre culturel Ataturk situé sur la place Taksim et vouloir construire une mosquée.

Une tornade populaire

La protestation de quelques stambouliotes désireux de sauver une rangée d’arbres aurait pu en rester là. Mais la brutalité de la police a transformé le mouvement en véritable tornade populaire. Les rancœurs accumulées depuis des mois par des franges très diverses de la population jusqu’ici attentistes ont immédiatement ressurgies. En filigrane, une question: si l’on ne peut plus manifester pour défendre quelques arbres, le pourra-t-on pour défendre nos droits les plus fondamentaux ?

Après 10 années de gouvernance du parti AKP, le premier ministre a perdu le soutien des libéraux, des minorités chrétiennes et des alevis (membres de l'islam dits hétérodoxes) qui, au départ, avaient rendu crédible ce parti islamo conservateur que les laïcs n'avaient jamais soutenu.

Depuis son écrasante victoire électorale de 2011, ce parti ne gouverne plus que pour son électorat premier. C'est à lui seul qu'il distribue les dividendes de l’exceptionnelle croissance économique du pays.

Recep Tayyip Erdogan ne s’en cache pas. Il répète à l’envi que si protestation il doit y avoir, elle doit passer par les urnes. Cela explique la politique menée depuis deux ans en Turquie, au moyen de trois leviers: la religion (en l'occurence, l’islam sunnite), la moralité et la pression sociale.

Erdogan omnipotent et omniprésent

Depuis 2 ans, cette politique s'intensifie : soumission des medias, arrestation et poursuites engagées contre syndicalistes, étudiants et journalistes trop irrévérencieux, procès menés contre ceux qui se déclarent athées… Fort de ses 50% de votes, Erdogan s’immisce aussi dans le salon et la chambre à coucher des turcs :

  • "Faites au moins 3 enfants", clame-t-il.
  • N’accouchez pas par césarienne et surtout, ne tuez pas vos enfants via l’avortement !
  • Fini aussi la vente libre de la pilule du lendemain, les scènes de harem dans les séries télévisées relatant l’époque ottomane…
  • Et si vous aimez l’alcool, vous devrez le payer cher : hausse des taxes, limitation des points et des heures de vente.

Depuis 2011, le premier ministre tente d’imposer à ceux qui ne l’ont pas élu le mode de vie de ses électeurs. Il veut éduquer une "jeunesse religieuse", pas une jeunesse "droguée", selon ses mots.

Les ouvertures en direction des minorités religieuses ont fait long feu : les alévis n’ont obtenu aucun droit supplémentaire et ne sont toujours pas reconnus officiellement.

Le comble : le 3ème pont sur le Bosphore devrait porter le nom du sultan Selim 1er qui fit massacrer des milliers d’alevis au XVIème siècle. Autre symbole, malgré ses promesses, en 10 années de pouvoir, Erdogan n’a pas rouvert le séminaire grec orthodoxe de Halki.

Droit dans ses bottes aujourd’hui, le premier ministre, désireux de devenir le futur président en 2014, le sera-t-il toujours si le mouvement se poursuit au point de mettre à mal l’économie et la stabilité du pays? Les actuels évènements risquent de plomber, entre autres, les chances de succès de la candidature turque aux JO de 2020.

Pour l'heure, Recep Tayyip Erdogan s’est envolé pour 3 jours de voyage officiel au Maghreb. Celui qui s’est fait le fer de lance de la démocratie "alaturka" aura toutefois du mal à vendre son modèle auprès de ses collègues marocains et algériens.
 




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