Trois semaines après le début des révoltes en Turquie, les tensions entre les manifestants et le gouvernement se sont apaisées. Mais les deux camps ne comptent pas en rester là. Le point avec notre correspondante à Istanbul.
"Ce n’est qu’un début, continuons le combat". La contestation s’est transformée, à Istanbul, et a trouvé son nouveau symbole dans le 'Duran Adam', l’homme debout, lancé par le chorégraphe Erdem Gündüz. Ils sont des dizaines, parfois des centaines, à rester immobiles sur les principales places de la ville.
'Le Duran Adam' a été source de motivation pour nous. C’était une manière de nous dire: n’arrêtons pas! C’est la meilleure façon de protester puisqu’en restant statiques et silencieux, la police ne peut pas nous arrêter",
explique Burhan, des œillets à la main, et qui, du haut de ses soixante printemps, vient de passer trois heures debout sur une des places de Kadiköy, sur la rive asiatique.
Une démocratie participative?
Depuis la reprise du parc Gezi par la police, les manifestants ont migré vers d’autres espaces verts de la ville. Ils y ont formé des forums de citoyens. On y retrouve les stands de boisson, les bibliothèques en plein air ou encore les activités pour enfants. Chaque soir aux alentours de 20 heures, ils s’y retrouvent par centaines.
La nouveauté: une scène sur laquelle chacun est invité à venir s’exprimer. Ils disposent de trois minutes par personne. Ils discutent, débattent, tentent de mieux organiser leur résistance. Fini les applaudissements. Ils ont instauré des codes spécifiques: on agite les bras en signe d’approbation, on les croise si, au contraire, on désapprouve.
"Nous découvrons le système de démocratie participative" explique Alican, un étudiant d’une vingtaine d’années, présent dans le forum.
Le fait de débattre sereinement est tout nouveau pour nous. J’espère que quelque chose de concret sortira de cette nouvelle expérience. Mais nous devons sensibiliser plus de personnes. Il ne faut pas tomber dans un mouvement réservé à l’élite".
C’est peut-être ici que le scepticisme commence. Comme l’explique le professeur Jean Marcou, chercheur associé à l’IFEA (Institut Français d'Etudes Anatoliennes) d’Istanbul et enseignant à Sciences Po Grenoble:
Ces animateurs qui ont démontré leur aptitude à mobiliser pour une contestation civile risquent d’être beaucoup moins à l’aise dans le jeu politique traditionnel".
Diviser pour mieux régner
Les pro-gouvernement, eux, se félicitent de l’efficacité des opérations de nettoyage du parc. Des meetings ont été organisés dans plusieurs villes de Turquie ou des milliers de supporters de l’AKP (Parti gouvernemental "pour la justice et le développement") sont venus soutenir Recep Tayyip Erdogan. Les prises de parole du premier ministre turc sont parfaitement orchestrées. Il maintient un discours de fermeté tout en jouant le jeu de la carotte et du bâton.
Le gouvernement est en train de souffler le chaud et le froid pour sortir de la crise. D’un côté, il continue à faire intervenir la police, notamment à Taksim et dans divers lieux symboliques pour essayer de diviser les manifestants, de l’autre, il organise des réunions de conciliation ou propose une consultation populaire (référendum)",
précise encore le professeur.
La division semble donc être le mot d’ordre stratégique du gouvernement. Rien de vraiment nouveau, puisqu’en temps de crise, la société turque se retrouve souvent au cœur de polarisations extrêmes. Mais comme le rappelle le politologue: "Les événements actuels sont un test pour la Turquie et sa capacité à surmonter une situation de crise par la négociation et le dialogue."
Chasse aux sorcières
Le gouvernement entreprend désormais sa deuxième phase stratégique: la chasse aux sorcières.
Personne ne s'en sortira impunément’’
menaçait le premier ministre deux semaines plus tôt. Faisant suite aux arrestations de 73 avocats début juin, les médecins, les universitaires, les représentants de partis de gauches et les utilisateurs des réseaux sociaux sont dans le collimateur. Selon le ministre de l’intérieur Muammer Güler, 62 interpellations ont eu lieu à Istanbul jusqu’à présent.
Le gouvernement a réclamé à la Chambre des médecins la liste des noms de tout le personnel soignant venu en aide aux manifestants. Ils enquêtent sur nous mais nous ne leur donnerons rien! Nous n’avons fait que notre devoir et respecté le serment d’Hippocrate",
confie le Dr. Fuat Kaya. Agé d’à peine trente ans, il travaille dans le département de neurologie d’un hôpital public d’Istanbul. Il a pris part aux protestations, d’abord en tant que citoyen, puis très vite, face aux besoins, en tant que médecin. Trois de ces collègues ont été arrêtés alors qu’ils soignaient des blessés dans l’infirmerie du parc. Ils ont été relâchés le jour suivant.
C’est surtout le gouvernement qui a peur. Ils voient que même des avocats ou des médecins se rassemblent contre eux. Ce chantage ne nous intimide pas, au contraire, cela nous rend plus fort",
conclut-il.
Entre tentatives d’intimidation et réorganisation du mouvement de contestation, nul ne sait ce qu’il adviendra d’ici les prochains mois. Les protestataires continuent à se faire entendre: mardi soir, plus de 2.000 personnes se sont réunies à Istanbul. Elles dénonçaient la décision de la justice de laisser en liberté un policier accusé d’avoir tué un manifestant.
Une chose est sûre, comme le rappelle Jean Marcou:
Même si ce n’est pas un revers électoral, il s’agit d’un phénomène qui montre pour la première fois une certaine fragilité politique et qui entame le mythe d’invincibilité de l’AKP."
Crédits photo: Bayram Erkul et Marion Fontenille.