BEST OF DE L'ÉTÉ "Je suis paysan boulanger, je fais du blé pour faire mon pain": Tanguy, 36 ans, jeune papa, s'est installé à son compte sur quelques hectares de terre dans la Manche. Dans la famille Le Rolland, on n'est pourtant pas agriculteur de père en fils. Portrait d'un néo rural tenace.
[Article initialement publié le 8 juillet 2013]
Il y a trois ans, chargé de projet pour une ONG, Tanguy Le Rolland décide de changer de cap. Expatrié, nomade -ses missions l'amenaient du Darfour à Haïti-, le trentenaire choisit de s'enraciner sur le territoire de sa compagne, normande. Ingénieur de formation, il mettra "la main à la pâte". Depuis février, il travaille à son compte comme paysan-boulanger. Cultiver son blé, moudre le grain, fabriquer son pain et le vendre sur les marchés: le métier, taillé pour des passionnés accrocheurs, est exemplaire d'un circuit de production ultra-court.
"Mon poste chez Solidarités International n'était pas compatible avec une vie de couple et de famille: mes motivations étaient d'ordre privé, mais pas seulement" explique Tanguy avec une détermination tranquille. "Je m'interrogeais sur l'efficacité globale et le sens de l'action humanitaire et de développement" ajoute-t-il. Il rentre en France après une dernière mission à Port-au-Prince, lors du séïsme de 2010.
J'avais le sentiment d'avoir vécu des choses intenses dans l'humanitaire et je ne savais pas comment revenir en France. En tant qu'ingénieur, on m'a appris à se servir d'un ordinateur, d'outils techniques et de méthodes de management. Je me sentais le rouage d'un système."
"Le blé, c'est costaud!"
Il cherche alors une profession qui lui permette de concrétiser ses convictions: ce sera paysan boulanger. Le lien avec la terre, le savoir-faire pratique inhérents aux métiers de l'agriculture orientent son choix. "Les enjeux de l'alimentation me semblent essentiels. Je souhaitais m'y investir".
Maîtriser sa production de bout en bout est un autre argument. Une manière de refuser "l'injustice" faite aux agriculteurs insérés dans les circuits classiques. "Aujourd'hui, ceux qui vivent le moins bien dans le secteur de l'alimentation sont ceux qui produisent la nourriture!" rappelle Tanguy.
dr/ Tanguy enfourne les pains.
Idéaliste mais les pieds sur terre, le jeune homme suit une formation agricole en Rhône-Alpes. Il choisit un domaine techniquement accessible –"le blé, c'est costaud!"- , qui ne nécessite pas une grande surface de terrain.
La terre, grande inconnue pour qui n'a ni héritage agricole ni ancrage en France, viendra grâce à un contrat de parrainage avec un agriculteur de la Manche souhaitant céder une partie de ses terres. Mickaël Delosges, installé à la ferme du Bois Landelle, à Hudimesnil, défend une culture biologique. A ses côtés, Tanguy améliore sa technique, "plus qu'à l'école" confie-t-il. Après quelques mois de formation pratique, il reprend sept hectares de l'exploitation. Et devient chef de sa petite entreprise.
dr/ Le façonnage des pâtons.
La néo-ruralité est peut-être à la mode. Mais les paysans boulangers restent très marginaux. Si en Bretagne, certains professionnels parlent déjà d'un "marché bouché", ils ne seraient que 4 ou 5 dans le département de la Manche, selon Tanguy. Au niveau national, le réseau Semences paysannes estime à plus de 500 le nombre de paysans boulangers. Une exception au sein de l'agriculture biologique, elle-même minoritaire: seulement 4% des 500.000 exploitations agricoles françaises sont bio.
1300 à 1400 euros mensuels
La reconversion de l'ex-ingénieur est radicale. Mais elle semble "presque logique" à ses anciens collègues: "dans l'humanitaire, on est déraciné de tout. Ce projet ré-ancre." Ses parents, ses amis, qui ne viennent pas du milieu agricole, l'ont encouragé à trouver sa voie. Des sceptiques, il en croise parfois au hasard des marchés:
On peut vivre de ça?",
s'interrogent certains. Le paysan boulanger rassure. Financièrement, il juge s'en sortir plutôt bien. Il table sur un salaire mensuel de 1300 à 1400 euros d'ici peu.
Un jeune (dans le secteur, on l'est jusqu'à 39 ans!) qui s’installe pour la première fois en agriculture peut bénéficier d’une dotation d’installation aux jeunes agriculteurs, de prêts bonifiés et de déductions de charges sociales et fiscales. Pour sa part, le trentenaire a pu compter sur une aide à la trésorerie (qui va de 8000 à 17000 euros) et sur un tarif de location de terres départementales bas (200 euros par an et par hectare). "Le fermage est un mode d'exploitation assez bien protégé", explique-t-il.
Pas de quoi, cependant, se passer d'un prêt bancaire. Début 2013, Tanguy a besoin de 20.000 euros pour investir dans un four, dans le matériel du fournil et dans les participations à la CUMA (Coopératives d'Utilisation du Matériel Agricole), structure mutualisant les outils agricoles. La somme n'est pas délirante il faudra batailler pour l'obtenir. "Un petit combat" concède l'entrepreneur.
"Paysan Boulanger recherche terre"
"Chanceux": le mot revient souvent dans la bouche du jeune papa. Non sans raison: trouver des terres quand on n'est pas du cru n'est pas simple. D'autant que le phénomène de concentration des exploitations se poursuit, en France comme ailleurs en Europe. Le dernier recencement national (2010), révèle que les moyennes et grandes exploitations occupent 93% de la surface agricole utile (SAU). En moyenne, ces dix dernières années, les exploitations se sont agrandies (de 42 hectares en 2000 à 55 en 2010), ce qui s'est traduit par une baisse de leur nombre: sur la même période, un quart des exploitations a disparu.
Difficile pour un nouveau venu de trouver sa place. "Paysan Boulanger recherche terre": les petites annonces fleurissent sur le web, comme sur le site du réseau associatif Terre de liens.
Si le discours politiquement correct est d'aider les jeunes à s'installer comme agriculteurs, la réalité est qu'il faut se battre pour que les terres ne partent pas à l'agrandissement des plus grandes structures",
dénonce Tanguy.
Un rapport du réseau Coordination Européenne Via Campesina et Hands off the Land, d'avril 2013, lui donne raison. A travers l’étude de 11 pays européens, les ONG alertent sur le phénomène de concentration des terres. Elles mettent en évidence le caractère crucial des questions d'accès à la terre pour les pratiques agricoles soutenables et pour les jeunes générations.
Un métier de militant passionné
Militant? "Pas vraiment". Tanguy pèse ses mots, et n'ergote pas sur ses engagements. Au sein de l'association Terre de liens, il travaille à la mise en place d'une antenne dans la Manche. Il est également secrétaire de l'association Faisons la Manche sans OGM.
Etre paysan boulanger n'est pas un sacerdoce, je le fais aussi pour mon plaisir. Cela répond à des questions essentielles à mes yeux: qu'est-ce qu'on veut faire de nos terres? Comment les cultiver?",
précise Tanguy, pas fanfaron. Il défend une agriculture biologique, mais pas à n'importe quel prix. Son blé est certifié Ecocert, "un label qui n'a de sens qu'associé à la dimension locale" juge-t-il. "Quel intérêt d'une production bio importée depuis l'autre bout du monde?"
50 heures de travail par semaine
Du dimanche soir au mardi soir, il se consacre à la boulangerie et à la commercialisation: "en deux jours, je fais entre 35 et 40 heures: je prépare le pain, le mardi matin je vends à biocoop, et l'après-midi sur des marchés locaux." Le reste de la semaine est consacré aux travaux des champs, des bois (le pain est cuit au feu de bois), et à la "paperasse" inhérente à toute entreprise. L'été, les marchés sont plus nombreux; le travail agricole est plus intense à l'automne.
La période d'astreinte est condensée, je suis donc relativement disponible le reste du temps",
confie-t-il, son bébé de deux mois dans les bras. Avec des semaines autour de 50h, il s'estime bien loti par rapport à certains de ses collègues, éleveurs notamment, "qui ont du mal à décoller de leur ferme". Il n'habite pas sur son exploitation mais dans un village à proximité, avec sa compagne, serveuse, qui a aussi en tête un projet de création d'entreprise, et leur enfant.
Tanguy est confiant: il croit à une demande croissante pour l'alimentation durable qu'il défend. Chaque nouveau scandale alimentaire semble confirmer sa conviction. Il vend ses pains au tarif d'une boulangerie classique: de quoi fidéliser des clients qui ne se seraient pas à priori pro-bio. "Le pain est un produit facile à vendre: s'il plait aux clients, ils reviennent" explique-t-il simplement. Jusqu'à aujourd'hui, ses quelques 200kg de production hebdomadaire se sont vendus…comme des petits pains.