La musique face à la répression. En Turquie, les initiatives artistiques anti-gouvernementales fleurissent un peu partout dans le pays. Rencontre avec le leader du Boğazici Jazz Chorale, devenu la voix de la révolte turque.
Sans la musique, la vie serait une erreur"
écrivait Nietzche. Quid d’une révolte sans musique ?
Impensable, répond la jeunesse turque.
Dimanche dernier, lors du concert pour la paix Eylülde Gel Festivalı organisé dans le quartier de Kadıköy à Istanbul, ils étaient plus d’une trentaine sur scène, tous étudiants. Leur chanson fard, "Capulcu musun…Vay Vay’’ (Tu es un vandale… Oh lala!) est désormais entonnée tel un hymne par le public. Le groupe Boğazici Jazz Chorale est devenu en quelques semaines la voix de la révolte en Turquie. L’initiative était pourtant spontanée.
Cheveux noirs attachés, petites lunettes, Masis Aram Gözbek est le chef de la chorale. Il est installé à la terrasse d’un café et se souvient :
Nous rentrions à peine d’un concert à Paris lorsque les manifestations ont éclatés à Istanbul, dès notre retour, nous sommes allés dans le parc Gezi et nous avons fait ce que nous savions faire le mieux : chanter.’’
Le groupe a été créé en 2007. Ils étaient une poignée d’étudiants du club de musique de l’université de Boğazici à Istanbul. Depuis 2011, ils participent à des rencontres internationales. Sans pour autant être reconnus dans leur pays, jusqu’à ce soir du 3 juin.
Dans le parc de Gezi, dans le quartier de Taksim, ils ont repris des airs folkloriques turcs a capella, arrangés en jazz, leur spécialité, puis ont adapté les paroles en référence aux évènements. Le succès a été aussi immédiat qu’inattendu.
Les gens reprenaient les paroles avec nous, un ami a posté la vidéo sur youtube sans nous avertir. Je me suis assoupi pendant quelques heures et à mon réveil, nous avions des milliers de vues, les gens partageaient la vidéo sur les réseaux sociaux et les médias parlaient de nous. Nous étions sous le choc.’’
Safak a 20 ans. Il fait partie de la chorale depuis huit mois, en tant que chanteur basse.
Gezi nous a porté, explique-t-il. L’art est fait pour les personnes qui ont un message à faire passer. C’est ce que nous avons fait. Nous nous sommes servis de notre art comme arme de révolte."
Est-ce que tu es Capulcu ? Est-ce que tu es manifestant ?
Le masque a gaz est couleur miel, Les gazs lacrymo ressemblent au miel.
Mon Toma me balance de l'eau, Mais on trouvera une solution, le peuple s'est levé. Sur le chemin de Taksim, dans les barricades.
Capulcu,…
Les masques à gaz de toutes les formes
Et on marche pour Taksim, N'aie pas la flemme, viens pour tes droits.
Et on trouvera une solution, le peuple s'est levé.
Sur le chemin de Taksim, dans les barricades.
Capulcu,…
Le masque à gaz de différentes formes.
Le parc de Gezi a ton âge,
Tape les casseroles, les fourchettes, les cuillères,
On trouvera une solution,
Sur le chemin de Taksim, dans les barricades. (Traduction de Capulcu musun)
La musique a joué un rôle important dans le mouvement de révolte. Il y a eu des initiatives personnelles, comme ce pianiste, qui un soir de juin a installé son piano au milieu de la place Taksim et a fait chanter les milliers de manifestants, casques et masques à gaz à la main, quelques heures après de violents affrontements avec la police.
Des artistes connus se sont également engagés spontanément dans la révolte comme les Kardeş Türküler, un groupe d’une vingtaine de musiciens reprenant des chansons turques, arméniennes ou encore perses. Quelques jours après le début des échauffourées, ils ont dédié une chanson ‘’Tencere tava havası'’ (bruit de casseroles en français), au mouvement.
La musique révolutionnaire existe depuis toujours en Turquie, mais elle est aujourd'hui réprimée – voire interdite – par le gouvernement, a l’instar de ‘’Grup Yorum’’, connu pour son engagement à gauche depuis près de 30 ans et habitué des arrestations et perquisitions policières. Ils sont accusés par le gouvernement d’être proche d’un groupuscule clandestin d'extrême-gauche qualifié de terroriste par le pouvoir. Si la création de musiques anti-gouvernementales depuis les évènements de juin était une évidence pour les artistes, elle n’était donc pas sans risque.
C’est vrai que dans nos chansons, nous parlons des gaz lacrymogènes et des camions blindés… Mais les paroles ne sont pas violentes, il n’y a pas d’insultes… donc pas de raisons de nous censurer’’
se défend Masis, le jeune jazzman.
Des propos soutenus par Safak, pour qui c’était "un devoir de chanter pour Gezi. Notre manière à nous de nous révolter. Sur le moment nous n’avons pas pensé aux conséquences… Les Turcs se sont réveillés, ils n’ont plus peur… et nous n’ont plus !’’
Les étudiants de la chorale de jazz, forts de leur succès, restent toutefois modestes. Pas de clips officiels, mais une envie d’album… D’ici-là, ils poursuivront leur série de concerts à Istanbul et ailleurs et se préparent à accueillir de nouveaux chanteurs dans leur groupe.