Dictatures, révolutions sanglantes, misère, autant de raisons pour des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants de tenter par tous les moyens de rejoindre l'Europe au péril de leur vie. Enquête sur ces routes de la mort.
Le trafic d’êtres humains rapporte chaque année 5 milliards d’euros aux mafias selon Interpol, soit leur troisième revenu après ceux liés à la drogue et aux armes. Ces nouveaux négriers sans foi ni loi ne reculent devant rien pour s’enrichir sur le sang des plus pauvres.
Entre janvier 1993 et mars 2012, les polices, les douaniers, les marines et autres, ont comptabilisé 16.264 morts aux frontières de l’Europe. Mais c’est sans compter sur un nombre très important de disparus dont la mer n’a jamais rendu les cadavres.
Le nombre de victimes augmente chaque année
En 1995, le cap des 200 morts est franchi, 400 en 1998, 600 en 2000, 800 en 2002, 1.300 en 2003, 2.000 en 2006 et 2011. Une accalmie dans ce tragique et macabre décompte: 200 morts comptabilisés "seulement" en 2010.
Depuis 2012, les chiffres sont à nouveau à la hausse après les révoltes et violences en Tunisie, Libye, Egypte et Syrie et l’augmentation des départs de citoyens de ces pays. Mais avec plus de 300 morts (le chiffre n'est pas définitif) lors de la dernière tragédie de Lampedusa, 2013 devrait être une année noire.
Chaque année, ils sont des centaines à mourir noyés au large des côtes africaines (Atlantique et Méditerranée) et turques, sans compter ceux qui sont asphyxiés dans les camions des passeurs entre Calais et Douvres, au nord de la Grèce, au sud de l’Espagne et de l’Italie.
Sans oublier également ceux qui meurent de faim et de froid, qui sautent sur des mines, qui se suicident dans les centres de rétention à la veille de leurs renvois, et les manques de soins, les homicides entre différents groupes ethniques…
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Légendes:
Principales routes migratoires
vers l'UE (source: Frontex)
Principales portes d'entrée des clandestins
dans l'UE
Nombre de migrants morts en tentant de traverser la frontière/mer,
entre 1993 et 2012 (source : Migreurop.org)
Inefficacité des dispositifs de contrôle
Mais ces chiffres ne reflètent que partiellement l'ampleur de l'hécatombe. Ils proviennent de Frontex – la police des frontières de l'UE-, des ministères de l’intérieur des pays de l’UE et des ONG. Les plus fiables sont celles de l’UNHCR – Agence des Nations Unies pour les réfugiés.
Ils ne prennent évidemment pas en compte les corps des morts disparus, ni ceux des vivants qui sont passés entre les mailles des filets des services des douanes, des gardes-côtes, de la police et de la gendarmerie.
Cette augmentation du nombre de morts est aussi attribuable au durcissement des politiques migratoires des pays de l’UE et au recul du droit d’asile. Ainsi, les migrants prennent de plus en plus de risques pour passer les frontières.
Pourtant la majorité des clandestins arrivent finalement en Europe, preuve de l’inefficacité des dispositifs -très coûteux- du contrôle des frontières. Ainsi Frontex a dépensé des millions d’euros pour installer des systèmes de surveillance aux frontières gréco-turco-bulgare, tout comme l’Espagne qui a construit un triple barrage de grillage barbelé autour des ses deux enclaves au Maroc, Ceuta et Melilla.
Les itinéraires les plus dangereux
Les itinéraires vers l'Europe les plus meurtriers sont:
- La Méditerranée centrale, des côtes de la Tunisie et de la Libye à destination de Lampedusa, de Malte, de la Sardaigne, de la Sicile et de la Calabre. Cette route de migration est la plus meurtrière avec 6000 morts de 1993 à 2012.
- Les côtes atlantiques du Maroc et de la Mauritanie en direction des îles Canaries espagnoles avec 2425 morts recensés en 2012.
- Le terrible détroit de Gibraltar arrive en troisième position, entre les côtes marocaines et ses deux enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, à destination du sud de l’Espagne avec 2425 morts de 1993 à 2012.
- A quasi-égalité, les passages du détroit d’Otrante entre les côtes occidentales de la Grèce et de l’Albanie vers les Pouilles italiennes avec plus de 850 morts de 1993 à 2012.
- La mer Egée entre les côtes turques et les îles grecques avec 200 morts, toujours de 1993 à 2012.
Il existe des zones peu connues mais également dangereuses: au large de Chypre et au passage du fleuve Evros entre la Turquie d’Europe et la Thrace occidentale grecque. En effet, cette frontière a toujours été militarisée et les deux rives du fleuve minées. Autres points délicats: le passage des rivières entre la Bosnie et la Croatie, entre la Serbie et la Croatie et entre la Pologne et l’Allemagne sur l’Oder-Neisse. Enfin, la frontière entre la Turquie et l’Irak.
Quant aux suicides dans les camps de rétention, ils sont les plus nombreux en Allemagne, en Grande Bretagne et aux Pays-Bas.
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LES ROUTES AFRICANO-MAGRHEBINES
Rejoindre l'Europe par tous les moyens
De l’Afrique de l’Ouest à l’Afrique de l’Est, du Sénégal à l’Ethiopie, de la Guinée à la Somalie, en passant par le Ghana, le Nigéria, les Congo, etc, il s’agit là de rejoindre l’UE par tous les moyens.
Du Sénégal au Bénin, nombre de clandestins rejoignent la Mauritanie et le sud du Maroc pour tenter de passer dans les îles Canaries. Les autres préfèrent traverser le Sahel, passer par le Burkina, le Mali, le Niger, puis le Sahara algérien, tunisien, libyen ou remonter vers le nord Maroc.
Les passeurs: des Touaregs aux djihadistes
Auparavant les passeurs étaient des Touaregs qui historiquement n’appréciaient guère les Africains noirs. Mais depuis une dizaine d’années ce sont les djihadistes chassés d’Algérie et autres islamistes membres de la nébuleuse d’Al Qaïda (comme Aqmi, Al-Qaida au Maghreb islamique) qui organisent les passages.
Ils abandonnent les clandestins dans les ports marocains, tunisiens ou libyens sans aucune ressource. Ils attendent alors un hypothétique passage de l’autre côté de la Méditerranée pendant des mois, voire des années, faisant des petits boulots pour survivre.
Quant aux Erythréens, Ethiopiens, Somaliens, ils rejoignent la Libye via le Soudan, le Tchad et le sud de l’Egypte.
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LES ROUTES DU MOYEN-ORIENT
Du Pakistan, d’Afghanistan, d’Iran, des Kurdistan, d’Irak, de Turquie et désormais de Syrie, nombre de personnes fuient la pauvreté et les guerres civiles. Pour rejoindre l’UE, ils prennent la voie orientale: Chypre, Turquie, Grèce, Bulgarie, puis la route des Balkans.
Arrivés sur les côtes égéennes de la Turquie, les migrants ont trois possibilités: passer par îles grecques, traverser le fleuve Evros ou rejoindre la Bulgarie par les villages au sud du grand poste frontière de Kapitan Andréevo.
Bateau gonflable, cigarettes-boat et navire sous pavillon de complaisance
Le principal point de passage se situe dans l’archipel du Dodécanèse. Presque chaque jour quelques dizaines d’émigrés posent leurs pieds dans les îles de Symi, Tilos, Nissiros, Kos, Kalimnos, Leros, Patmos, voire plus au nord, à Samos, Hios ou Lesbos.
Dans le Dodécanèse, tous les clandestins, de nationalités multiples, viennent de Turquie. Ils passent sur différents types de bateaux, allant du petit bateau gonflable de plage pour deux-trois personnes maximum, aux gros caïques de 30 à 40 mètres de long. Les gros navires naviguent sous pavillon de complaisance, les petits sans rien ou avec un drapeau turc.
Pour les arrêter, les gardes-côtes grecs ont de puissants radars et travaillent étroitement avec leur marine nationale. Ils sont aussi aidés par les pêcheurs grecs locaux. Ces derniers sont aussi équipés de radars et leurs filets sont régulièrement déchirés par les bateaux des passeurs. Ils se font donc un malin plaisir de les renseigner.
Les migrants sont essentiellement des Afghans, des Iraniens, des Irakiens, des Kurdes et des Turcs. Les gros bateaux accostent au large du Pirée (principal port d'Athènes) ou directement dans les îles de Heptanèse, face à l’Italie.
Certains passeurs utilisent des cigarettes-boat (vedette ultra rapide, capable de semer les gardes côtes). Dans ce cas, le passeur utilise les migrants pour transporter de la drogue dans leurs maigres bagages.
De 1.500 à 4000 euros pour un passage
Les autorités grecques arrêtent en moyenne une centaine de passeurs par an et 3 à 5.000 clandestins. Cela ne représenterait qu’au maximum 30% des passages. En revanche, la justice grecque à la main lourde pour les passeurs: de 5 à 15 ans de prison.
Les filières de passage de clandestins rapportent beaucoup d’argent, entre 1.500 et 4.000 dollars par personne suivant l’origine et le lieu de destination.
A l'arrivée en Grèce, trois routes sont possible: rejoindre le port de Patras dans l’ouest du Péloponnèse pour s’embarquer en direction de l’Italie en traversant le détroit d’Otrante, ou rejoindre le port d’Igoumenitsa en face de Corfou et rejoindre les Pouilles. Autre possibilité: aller à Salonique et traverser l’ex-Yougoslavie.
Les passeurs turcs, roumains et libanais achètent de vieux rafiots au Liban, en Turquie, à Chypre et au Libéria. Ils prennent un pavillon de complaisance et changent le nom du navire. Ils peuvent embarquer de 500 à 1000 clandestins. Ils passent alors au large de la Crète pour rejoindre l’Adriatique ou la Méditerranée occidentale.
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LES ROUTES DE L’ASIE ET DE L’EURASIE
Les Chinois, les Indiens et les Pakistanais traversent la Russie pour rejoindre ensuite les Balkans ou la Pologne. Ceux qui veulent rejoindre les pays scandinaves s’orientent vers les pays Baltes.
Tarif du passage: une ou plusieurs années d'esclavage
Le prix du passage des Chinois se négocie en années de travail sans solde. Ces nouveaux esclaves vont ainsi travailler gratuitement dans des ateliers clandestins à Paris ou ailleurs pendant un an, voir plus, pour payer les passeurs.
L'exception moldave
Les Caucasiens (Arméniens, Géorgiens) passent par la Grèce ou par la Russie. Les Azéris préfèrent la voie turque. Les peuples du nord Caucase (Tchétchènes, Ingouches…) traversent la Russie. Quant aux Moldaves, ils ont résolu leur problème. En effet, une loi roumaine donne la nationalité aux Moldaves qui ont un ancêtre roumain. En Moldavie, en dehors des Gagaouzes (Turcs chrétiens) et des Slaves de Transnistrie, tous les Moldaves roumanophones peuvent se targuer de racines roumaines. Ils sont donc de facto des citoyens de l’UE, tout comme les Roms de Bulgarie, Roumanie, Slovaquie, Croatie.
Mais pour tous les migrants clandestins qui ne sont pas morts aux portes de l'Europe, le bout de ces routes de l'enfer est toujours le même, vivre dans des pays qui les rejettent dans des conditions misérables.