"Quand on m'invite, c'est pour parler de l'Afrique, jamais de rap." De son Kinshasa natal, Pitcho, musicien et producteur, n'a pourtant que peu de souvenirs. C'est à Bruxelles qu'il plonge dans les cultures urbaines et navigue du micro aux tréteaux. Portrait d'un artiste de l'oralité, qui slame au futur.
Troisième volet de notre série: Européens, acteurs de cultures.
"Je n'ai aucun souvenir de mes six premières années de vie". Voilà un début d'interview inattendu. Il est cinq heures de l'après-midi à Molenbeek, commune de Bruxelles considérée comme "difficile". C'est ici que Pitcho, musicien, producteur et acteur belge né à Kinshasa en 1975, a transféré il y a quelques temps les bureaux de son agence, Skinfama.
De Kinshasa à Molenbeek
Sous le regard sévère des membres du groupe de rap français Sexion d'Assaut, dont une affiche décore le mur, Pitcho reformule sa réponse:
J'ai souvent l'impression que ma vie a commencé au moment où je suis monté dans l'avion qui m'amenait à Bruxelles. Je me souviens de mon père qui est venu nous chercher à l'aéroport, mais rien de ce qui précède, pas même la naissance de mon petit frère".
Derrière ce blocage -"il faudrait que je pense à faire de l'hypnose!"-, une enfance mouvementée: le père, opposant de Mobutu, s'est rapidement séparé de sa mère, et Pitcho a été ballotté aux quatre coins du pays avant de partir avec sa belle-mère et son frère. En Belgique, il découvre l'électricité, les premiers visages blancs, et un père "très engagé, toujours scotché au journal, à la radio, à sa machine à écrire"
"Le rap, un outil pour raconter ma vie"
L'envie de savoir d'où il vient est née de sa rencontre avec la culture urbaine: "Voir que des Noirs pouvaient faire de la musique et apporter quelque chose de différent – le rap était très nouveau dans les années quatre-vingt – et entendre ces musiciens parler de Martin Luther King, de Malcolm X, parfois de Lumumba, ça m'a fait… ". Un léger sifflement traduit son émerveillement de jeune adolescent.
Clip officiel "D'une autre planète", album #RDVAF (Rendez-Vous Avec Le Futur) de Pitcho
J'ai commencé rapidement à écouter le rap le plus hard-core, les classiques comme Public Enemy, NWA, The 2 Live Crew, puis je me suis mis à écrire quand j'ai découvert les artistes français, NTM, IAM, MC Solaar, mais aussi le belge Benny B et, plus tard, BRC, Bruxelles Rap Convention, un collectif bruxellois plus underground".
Le rap a d'abord été "un outil pour raconter ma vie et celle des autres". Enfant, Pitcho rêve de devenir réalisateur pour pouvoir "raconter des histoires". Mais c'est en musique qu'il choisit de s'exprimer. Il enregistre des chansons avec ses potes pendant qu'il est en internat, à 110 km de Bruxelles.
Ce monde me passionnait, mais de loin. Je rêvais que j'allais devenir journaliste et écrire de la musique".
Le retour à Bruxelles et la liberté des dix-huit ans le plongent dans un nouveau monde, peuplé de "gens avec des casquettes à l'arrière, des bonnets, des chaînes". Et de tags, ces cicatrices urbaines qu'il apprend à déchiffrer: CNN, Dema, Rival, UTK, RAB… Il commence à connaître les auteurs de ces signes mystérieux: il rencontre Dema, croise Rival – de son vrai nom Youssef – dans un magasin qui n'existe plus, Music Mania, un des seuls qui à l’époque vendaient des disques de rap à Bruxelles.
C'était mes premiers pas dans le monde underground!",
se souvient Pitcho.
Rap français versus rap belge
Une des grandes différences entre le rap français et le rap belge est le rapport à l'espace urbain:
En France le rap s'est développé dans les banlieues, ce qui a donné naissance à une culture des banlieues, avec des codes et un langage précis",
explique Pitcho.
En Belgique tout s’est passé dans les centres-villes: notre présence était diluée, mélangée, et aucune vraie culture de quartier n’a pu se former".
C'est justement dans le centre-ville de Bruxelles que Pitcho monte la première fois sur scène, invité par son ami Rival. "Je me rappelle une salle pleine de types à l'air sérieux qui me dévisageaient avec suspicion. J'ai pensé: Ça y est, je vais me faire manger". On est en 1993 et le concert est un succès. Le groupe Onde de Choc est né.
Poésie urbaine
A cette époque, le monde du rap belge est très mixte. "Quand j'ai commencé, mon meilleur ami de scène, Rival, était Arabe, un danseur, Sun, était Asiatique, moi j'étais Noir. Et on jouait partout, en Flandre aussi, à Gand, à Anvers. Tout était simple, ouvert. Je me trompe peut-être, mais j'ai l'impression qu'en Belgique nous sommes très vite entrés dans une dynamique communautaire: le rap pour les Arabes, pour les Noirs, pour les Blancs. Tandis qu'en France on parle plutôt de rap parigot, de rap de banlieue, de Marseille, de Lille".
Le premier album solo, Regarde comment, sort en 2003. La chanson Ma part de ghetto passe à la télé. Peu après, il réalise une performance de slam poetry à l'occasion de la projection du film Slam de Marc Levin.
Le slam, je n'en avais jamais fait, mais je me suis dit que ça devait être du rap sans musique. Je me suis rendu compte que ce qui pour nous était une force, un appui, c'est-à-dire la musique, repoussait d'autres auditeurs, n'aidait pas à la compréhension des textes. Si on enlevait la musique, des oreilles s'ouvraient et trouvaient tout à coup ces textes beaux, engagés: de la poésie urbaine".
Ma part de ghetto, live
Sur les planches avec Peter Brook
Le parcours de Pitcho est marqué par de belles rencontres. Après le slam, le théâtre: il joue dans Bintou, du dramaturge ivoirien Koffi Kwahulé. Ce dernier l'encourage à ne pas s'arrêter là. Peu de temps après, on l'invite à passer une audition avec Peter Brook à Bruxelles.
Dans le mouvement urbain on accorde beaucoup d'importance à l'authenticité: il faut être vrai, être soi-même. Jouer, c'est dissimuler. Je me suis présenté sans avoir préparé le texte: j'ai fait une improvisation de rap. On m'a proposé de partir pour une tournée mondiale d'un an et demi. J'ai su qu'on allait un mois et demi à New York: difficile de refuser pour quelqu'un qui a grandi dans la culture hip-hop".
Tierno Bokar, le premier spectacle avec Peter Brook en 2004, sera suivi deux ans plus tard par Sizwe Banzi est mort.
Négritude
Ce n'est pas seulement l'oralité qui unifie la démarche de Pitcho. Le thème de la négritude, qui l'accompagne dès son plus jeune âge, s'est imposé avec force dans son deuxième album, à la fois manifeste et confession.
En Belgique on a toujours refusé de parler de la question de la race par crainte d'attiser la haine. Quand j'étais jeune et je parlais de racisme, mes amis arabes et belges me disaient que j'exagérais. Puis, avec le temps, j'ai vu que j'avais raison".
Après avoir publié mon premier album, j'ai compris que mon questionnement tournait autour de la négritude. Avec Crise de nègre j'ai voulu apporter ma pierre à l'édifice: je suis un nègre, un Noir, je l'assume, je fais ma crise et je vais vous parler de mon parcours".
Encore une fois, la différence avec l'Hexagone se fait sentir:
En France les artistes d'origine étrangère n'ont pas peur de parler de leurs racines, de la confrontation entre le nord et le sud. En Belgique, les immigrés semblent croire qu'ils n'ont pas droit au chapitre culturel. Ils n'écrivent pas de livres, ne font pas de films…en tout cas pas beaucoup".
Nabil Ben Yadir est une exception. Ce réalisateur belge venu tourner en France son deuxième long-métrage (La marche, dont la sortie est prévue pour le 27 novembre), a provoqué une "révolution" en 2009 avec Les Barons.
Pour la première fois un film belge réalisé par un Arabe, avec des acteurs presque tous Arabes, a cartonné dans tout le pays. Je le répète à chaque interview: c'est le dernier choc culturel que j'ai eu en Belgique",
revendique Pitcho.
Mais il regrette que la vision réductrice de la négritude persiste malgré tout:
J'ai été frappé par une question posée récemment à Rokia Traoré [qui sera en concert à Bruxelles le 24 octobre]. À propos de son dernier album, un journaliste lui a demandé: 'Beautiful Africa est très contemporain, est-ce encore de la musique africaine?'. Comme si on ne pouvait pas être Africain et actuel en même temps! D'ailleurs il y a des Africains qui se foutent de leurs racines. En tout cas c'est là où se situe le combat, dans cette destruction des codes."
"L'étranger, c'est bien quand c'est loin"
C'est en fin d'interview que surgit l'incontournable question de la distance entre Belges francophones et néerlandophones. Pitcho n'est pas tendre avec les premiers:
J'ai 37 ans et en vingt ans je n'ai vu aucun grand changement dans le monde de l'audiovisuel et de la radio francophones belges. Du côté flamand ça vit, ça bouge. Cette résistance est probablement liée à un certain snobisme."
Pour la première fois le regard de Pitcho se fait sombre:
Quand on m'invite, c'est seulement pour parler de l'Afrique, jamais de rap. Le monde avance, mais du côté francophone, on se cramponne à un monopole culturel. L'étranger, c'est bien quand c'est loin. Marrakech c'est magnifique, mais le petit Marrakech de Bruxelles, le petit Kinshasa, n'intéresse pas. C'est très difficile d'être à la fois étranger et intéressé par la culture ici. Mais on travaille pour changer ça".
Le denier album de Pitcho, sorti il y a un an, s'intitule #RDVAF. Un clin d'œil aux jeunes et un avertissement à ceux qui croient détenir le monopole de la culture: le seul rendez-vous à ne pas manquer, c'est le #Rendez-Vous Avec le Futur.