Elle est l'ennemie jurée des ultra-conservateurs à Bruxelles et de la Manif Pour Tous en France. L'eurodéputée Ulrike Lunacek, première parlementaire ouvertement lesbienne en Autriche, se bat pour les droits LGBT en Europe. Pour Myeurop, elle fait le point sur les combats gagnés et ceux à venir. Rencontre
"Idéologues mortifères", "anti-familles", promotrices d'une "filiation bidon"… Elles sont devenues la terreur de la Manif Pour Tous. Elles? Deux femmes, deux membres du Parlement européen, l’une portugaise et l’autre autrichienne, la première socialiste et la deuxième écolo: Edite Estrela et Ulrike Lunacek.
Cinq années de luttes LGBT
Edite Estrela est l’auteure du Rapport sur la santé et les droits sexuels et génésiques, dont on a dit qu’il allait sanctifier l’avortement, diaboliser les objecteurs de conscience et pervertir les enfants de la République dès leur plus jeune âge. Une âpre bataille parlementaire s’est conclue, le 10 décembre, avec le rejet du texte.
Cette défaite des défenseurs de la laïcité aura au moins servi de leçon à Ulrike Lunacek. Elle est l'auteure du Rapport sur la feuille de route de l'UE contre l'homophobie et les discriminations fondées sur l'orientation sexuelle et l'identité de genre: rapport adopté en séance plénière le 4 février dernier.
Avant d’entrer au Parlement européen avec les Verts en 2009, cette ancienne journaliste, interprète de formation, a été la première parlementaire ouvertement lesbienne de son pays, la très catholique Autriche. Aujourd’hui elle dresse un bilan positif de ces cinq années de luttes en faveur des droits des personnes LGBTI (Lesbiennes, Gays, Bi, Trans et Intersexes).
Vous savez que l’Intergroupe LGBT est le plus grand des 27 intergroupes du Parlement européen?",
demande-t-elle avec une certaine fierté. Les intergroupes sont des associations informelles d’eurodéputés appartenant à des groupes politiques différents mais partageant un même intérêt (du Sahara occidental à la viticulture, en passant par l’antiracisme et les chemins de Saint-Jacques).
Des conservateurs membres de l'Intergroupe LGBT
Crée en 1994, l'Intergroupe LGBT rassemble aujourd’hui 172 membres de six groupes politiques différents, dont le Parti populaire européen (PPE) et les Conservateurs et réformistes européens (ECR). "Et ses membres sont en grande partie hétérosexuels!", ajoute Lunacek. Parmi les pays les plus représentés: la Suède, les Pays-Bas, le Danemark et la Finlande. A l’autre bout on trouve, sans trop de surprise, la Pologne, la Grèce, l’Espagne et l’Italie. La France, avec 19 membres sur un total de 74 eurodéputés, confirme sa frilosité sur la question.
Quand je suis entrée au Parlement européen, en 2009, je savais que l’Intergroupe existait depuis 1994, l’année de l’adoption du Rapport sur l'égalité des droits des homosexuels et des lesbiennes dans la Communauté européenne, présenté par Claudia Roth (aujourd’hui vice-présidente du Bundestag allemand, ndlr).
Je savais aussi que, mis à part la discrimination, beaucoup de questions -comme le mariage et l’adoption- n’étaient pas de compétence de l'Union européenne. Enfin, je savais que la nouvelle directive contre la discrimination était bloquée au Conseil de l’UE. Elle l’est toujours, d’ailleurs",
raconte Lunacek.
Plus de visibilité
Cette directive, proposée par la Commission en 2008, s’attaque à toutes les discriminations (âge, handicap, croyances, orientation sexuelle) dans tous les domaines de compétence de l’UE. Et elle bloquée au Conseil par les gouvernements européens, qui ont manifestement d’autres priorités que la lutte contre les discriminations envers leurs citoyens.
Ces cinq dernières années avec l’Intergroupe nous avons réalisé beaucoup d’initiatives, ce qui nous a donné plus de visibilité au sein du Parlement mais aussi dans les pays de l'Union et même au-delà".
L’Intergroupe a participé aux marches de fiertés les plus "difficiles", aussi bien dans des États membres (Bratislava, Budapest, Riga, Vilnius) qu’à l’étranger (Balkans et Turquie). Autre résultat significatif:
Nous avons beaucoup travaillé avec les représentants de l’UE à l’étranger, à savoir les délégations et leurs chefs, en les informant des problèmes concernant les droits LGBTI dans les pays où ils sont affectés. Et en juin 2013, le Conseil a adopté un document très important – les Lignes directrices visant à promouvoir et garantir le respect de tous les droits fondamentaux des personnes LGBTI – s’appliquant au Service européen pour l’action extérieure".
Feuille de route contre l'homophobie
L’idée d’une feuille de route contre l’homophobie n’a par contre suscité aucun enthousiasme au sein de la Commission, qui a rejeté à dix reprises cette proposition du Parlement.
Viviane Reding, commissaire à la justice, aux droits fondamentaux et à la citoyenneté, a toujours répondu que cela n’était pas nécessaire. Par contre Reding nous a soutenus lorsque nous avons proposé que l’Agence des droits fondamentaux réalise une grande enquête sur les discriminations envers les personnes LGBTI, ce qui nous fourni une bonne base pour prouver qu’une action contre l’homophobie était nécessaire.
Les gens parlent souvent de discriminations envers les personnes handicapées et les roms, mais dès qu’on aborde le sujet LGBTI il y a une crispation, comme si parler d’homophobie voulait dire parler de sexe!",
explique Lunacek.
Face à ces refus répétés, la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen a donc décidé d’aborder la question en présentant un rapport d’initiative (non contraignant). Lunacek, qui en était le rapporteur, est immédiatement devenue la nouvelle cible des conservateurs européens les plus extrémistes.
Ah, oui, à propos… que veut dire 'djendeur' ?",
demande-t-elle, en indiquant le mot dans la liste des questions qu’elle avait reçue en vue de l’interview. Le djendeur (de "gender", le genre en anglais) c’est le cauchemar de ceux qui ont lancé une pétition contre son rapport, en récoltant presque 220.000 signatures: La Manif Pour Tous. Même si la plupart des emails de protestations reçues par Lunacek ("environ 40.000, mais un seul était vraiment inquiétant") sont arrivées d’Espagne, au Parlement européen la palme de la résistance est allée aux eurodéputés de l’UMP.
Tous, sauf deux, ont voté contre mon rapport et pour le rapport alternatif proposé par Philippe de Villiers. C’est un réflexe typique de certains partis de droite, qui utilisent ce sujet – les droits LGBTI – pour mobiliser leurs électeurs sur le plan émotionnel.
Pour cela on évoque des menaces, des dangers qui n’existent pas. Et ça permet aussi de détourner l’attention de problèmes réels comme la pauvreté, l’instabilité sociale, les cas de corruption, dans le cas de l’UMP. C’est ce qui est arrivé avec le mariage pour tous et avec mon rapport".
L'échec du rapport Estrela
Malgré ces résistances, le rapport a été adopté avec 394 votes favorables. Comment expliquer le sort différent réservé au rapport Estrela? "Nous avons appris la leçon et nous avons décidé de travailler étroitement avec les rapporteurs fictifs", explique Lunacek: ces "shadow rapporteurs" suivent les dossiers pour des groupes politiques autres que celui du rapporteur.
Et nous avons eu de la chance, car le rapporteur pour le PPE, Roberta Metsola, a fait un excellent boulot. Cette jeune eurodéputée conservatrice maltaise s’est assurée que les compétences des Etats-membres ne soient pas remises en cause en suggérant d’introduire une clause sur la subsidiarité. Cela n’a pas empêché des gens de mentir et de dire que mon rapport allait imposer le mariage homosexuel dans toute l’Union européenne, mais nous avons au moins pu rassurer des eurodéputés, notamment des Italiens.
Nous avons dû faire des compromis, accepter certaines choses et en éliminer d’autres, mais c’était nécessaire pour faire passer ce texte. Le rapport n’est pas contraignant, mais il indique ce qui devrait être fait au niveau européen, et c’est en soi un acte politique important".
Selon Lunacek, "le rapport Estrela a échoué également parce que l’avortement, dans certains milieux, est un sujet bien plus controversé que les droits LGBTI. À Malte, par exemple, les conservateurs soutiennent les droits LGBTI, mais pas le droit à l’avortement". Enfin, "le rapport Estrela était trop long, il contenait des passages qui pouvaient être mal interprétés. Nous avons misé sur un texte concis, clair et explicite sur le principe de la subsidiarité. Personnellement je ne suis pas une fan de ce principe, mais si nous voulons faire avancer les choses il faut bien le respecter".
Ulrike Lunacek candidate
Ulrike Lunacek se présentera comme candidate aux prochaines élections européennes, contrairement à l’autre co-président de l’Intergroupe LGBT, le britannique Michael Cashman.
Dans le prochain parlement nous allons former un nouvel Intergroupe et reprendre nos activités. Mais les choses commencent à bouger dès maintenant: l’association ILGA-Europe a lancé la campagne 'Come out', en invitant les candidats à s’engager pour la défense les droits LGBTI s’ils seront élus. Cela vaut également pour les candidats aux postes de commissaire et de président de la commission".
Au 26 février, 109 candidats avaient signé, dont le candidat libéral à la présidence de la Commission Guy Verhofstadt.
Si le prochain président de la Commission est quelqu’un qui a adhéré à la campagne 'Come out', on pourra s’attendre à de grands changements”,
conclut Lunacek. Une campagne à suivre jusqu’au 25 mai.