Hier, les Turcs votaient aussi pour les municipales. Mais contrairement aux Français, ils ont fait le choix de la continuité: malgré la vague de protestation de ces derniers mois, le parti du Premier ministre Erdoğan a été plébiscité. La tactique gouvernementale de diabolisation des médias sociaux a payé.
Les élections municipales de ce dimanche consacrent la victoire du premier Ministre turc sur deux grands perdants: le CHP, le Parti Républicain du Peuple, mais aussi les réseaux sociaux, devenus une véritable force d'opposition. La fermeture de Youtube et de Twitter, imposée par Recep Tayyip Erdoğan, n’a pas suffit à discréditer le "grand homme", comme le surnomment ses partisans. Son parti, l'AKP, récolte 45% des suffrages, selon des chiffres encore provisoires.
Scrutin local pour référendum national
19h30, hier soir, dans un appartement situé sur la rive asiatique stambouliote. Habib et ses amis scrutent, devant la télévision, les tous premiers résultats des élections. Fonctionnaires (ils sont professeurs de lycée), la trentaine, ils sont emblématiques de la génération antigouvernementale.
Ce scrutin municipal, malgré sa dimension locale, a pris des allures de plébiscite ces dernières semaines. Il ne s’agissait plus simplement d’élire un maire, mais bien de voter pour ou contre la figure du Premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan.
Dans le salon d'Habib, les avis sont unanimes. Tous ont voté pour le CHP, le Parti Républicain du Peuple, à tendance social-démocrate, seul parti d'opposition de taille contre l’AKP islamo-conservateur. Les débats politiques et autres pronostics s’enchaînent, rythmés par les flashs des chaînes d'actualité.
Facebook, Twitter: "le seul moyen de se faire sa propre idée"
Chacun est connecté, via son téléphone, sur Facebook et Twitter. La levée de l'interdiction ordonnée par la justice n'est toujours pas effective, mais Habib et ses amis détournent facilement le blocage. En ce soir d’élections, dont dépend l’avenir de la vie politique turque, Internet est saturé. Et pour cause: plus de trois tweets publiés à la seconde, même affluence sur Facebook. Comme l’explique Habib, ce sont surtout via les réseaux sociaux que de nombreux Turcs se tiennent informés.
Il y a deux agences de presse officielles en Turquie et les deux annoncent des chiffres complètement différents. Je suis follower de certains journalistes de confiance sur Twitter, je les retweete, et poste sur facebook chaque nouvelle information. Ce n’est pas officiel mais c’est le seul moyen de se faire sa propre idée".
Quelques heures et des centaines de tweets plus tard, les visages sont décomposés dans le salon. Les résultats ne sont pas encore officiels mais les 95% d’urnes dépouillées annoncent l’AKP, le parti au pouvoir, grand gagnant des élections, avec un score avoisinant les 45% au niveau national.
En jaune: victoires de l'AKP (45%, estimations). En rouge, la deuxième force politique, le CHP (28%, estimations).
La contre-attaque réussie d'Erdogan
Le Premier ministre turc a, dès hier soir, annoncé sa victoire depuis le balcon du siège de l’AKP à Ankara.
Le peuple a aujourd'hui déjoué les plans sournois et les pièges immoraux (…) ceux qui ont attaqué la Turquie ont été démentis",
s’est-il exclamé, ce dimanche, à l'annonce des résultats. Et ses milliers de supporters de s’écrier "la Turquie est fière de toi!"
Ces élections étaient un véritable enjeu pour la légitimité du Premier ministre turc face à son peuple. Il avait même menacé de quitter la vie politique en cas d’échec de son parti aux municipales. Depuis quelques mois, son gouvernement et lui-même sont empêtrés dans un scandale politico-financier. Ces dernières semaines, des enregistrements de conversations téléphoniques diffusés sur Youtube le mettaient directement en cause dans ces affaires de corruption.
Face à ces attaques, Recep Tayyip Erdoğan avait choisi non pas tant de se poser en victime mais de contre-attaquer, allant jusqu'à bloquer l’accès aux réseaux sociaux. Au lendemain des élections, il semble que cette stratégie ait payée.
Twitter diabolisé
En bloquant Youtube et Twitter, il savait parfaitement ce qu’il faisait. Il savait que les Turcs utiliseraient d’autres moyens pour se connecter",
explique un journaliste turc qui préfère garder l’anonymat.
C’est vrai, il a essayé de contrôler les informations sur internet, mais c’était davantage pour renforcer ses appuis, ses propres supporters, que pour s'attaquer à l’opposition."
Une analyse partagée par Zeynep Tufekci, une sociologue turque spécialisée dans les interactions entre les nouvelles technologies et la société. Elle a été l'une des premières à réagir sur les blocages des réseaux sociaux dans son article (en anglais) intitulé "Les gens ont tout faux sur le blocage de Twitter en Turquie".
Selon la sociologue, il s’agit d’une "stratégie pour placer les médias sociaux en dehors de la sphère sacrée, et qui vise à les présenter comme une menace pour l'unité de la famille et de la société, comme une lame extérieure déchirant la société". Et d’ajouter que le Premier ministre "dépeint les médiaux sociaux comme un endroit d’où seules des choses horribles peuvent sortir".
Les médias sociaux, "une opposition dans l’opposition"
Dans les rues d’Istanbul, ce matin, les mines ravies narguent celles des plus dépités. Les deux camps se sont livrés une guerre sans merci sur la toile, mais pour certains, il est des priorités qui dépassent le Net, comme l'explique ce commerçant:
Moi je m’en contre fiche de Twitter. Je ne perds pas mon temps à ça, je pense à ma vie, mon confort. Tout ce que j’ai aujourd’hui, c’est grâce aux actions d’Erdoğan et de son gouvernement: de meilleurs hôpitaux, de belles routes, le Marmaray*. Twitter, qu’il le ferme ou le rouvre demain, ça m’est égal."
Pourtant, dans ce pays de 80 millions d’habitants à la moyenne d’âge de 30 ans, le pouvoir d’internet et des réseaux sociaux n’est pas négligeable. Notre confrère turc rappelle qu'il a déjà fait ses preuves pendant les manifestations de juin dernier:
On l’a vu, les réseaux sociaux ont le pouvoir de créer une solidarité incroyable, et une réelle voix d’opposition. Pour les journalistes, c’est aussi un moyen de faire passer des informations, et pour les lecteurs, cela permet d’accéder a une autre information, celle qui n’est pas tue dans les médias traditionnels. Les opinions exprimées sur Facebook et Twitter constituent une sorte d’opposition dans l’opposition".
C’est peut-être là tout le problème: il semble que l’opposition politique n’ait pas réussi à relancer la solidarité virtuelle au moment des votes. Le CHP séduit les Turcs de l’Ouest, plutôt issus des les milieux urbains et laïcs. Toutefois, sa tendance au nationalisme et à l’étatisme semble l'avoir empêcher de fédérer plus largement.
Recep Tayyip Erdoğan maintient donc sa posture d’homme fort. Mais cette large victoire électorale ne fait que creuser un peu plus le fossé au sein de la société. Il y a fort à parier que la crise politique se poursuive au-delà des élections, les semaines et mois prochains, sur le web comme dans les rues.