L’affirmation de la doctrine Trump et la mise en quarantaine du Qatar remettent d’actualité la question des relations entre la France et l’Arabie Saoudite. Or ces derniers développements sont de nature à dissiper les doutes et militent pour une intensification de la coopération avec la première nation du Moyen-Orient.
Le voyage de Donald Trump en Arabie Saoudite a été l’occasion pour le président américain d’exprimer la nouvelle doctrine des États-Unis à l’égard du Moyen-Orient. Quelques jours plus tard, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, Bahrein et l’Égypte annonçaient la rupture de toutes les relations diplomatiques, commerciales et financières avec le Qatar, accusé de financer le terrorisme et de soutenir le régime iranien.
Face à ces nouveaux développements, la France réaffirme sa position traditionnelle : pas question de choisir un camp et d’épouser le manichéisme de la Maison Blanche pour qui l’adversaire clairement identifié est l’Islam chiite emmené par le régime des Mollahs de Téhéran ; pas question non plus d’entériner la dislocation du conseil de coopération du Golfe (1), même si la proximité de longue date du Qatar avec les Frères musulmans accrédite la suspicion de collusion avec l’islamisme radical sunnite d’Al-Qaeda et de Daesh.
Pour autant, cette « neutralité » française implique-t-elle que Paris prenne ses distances avec le Royaume saoudien ? Il y a quelques mois, l’auteur de ces lignes expliquait combien pouvait être contre-productive pour l’Hexagone une remise en cause de ses relations avec Riyad (2). Mais doit-on réévaluer ces relations à la lumière des derniers développements ?
La doctrine « Trump » : acceptable avec un bémol
Rien n’oblige naturellement la France et les pays de l’Union européenne d’adhérer sans restriction à la doctrine « Trump ». Cela dit, pour la cohérence de la coalition occidentale contre les forces terroristes du Moyen-Orient, il vaudrait mieux que les coalisés soient d’accord sur l’essentiel. Or, c’est bien le cas sur six des sept axes de la nouvelle politique américaine :
- Les accords commerciaux sont essentiels pour garantir la stabilité de la région ;
- Il y a un impératif de modernisation des sociétés musulmanes. Celle-ci est d’ailleurs l’objectif sous-jacent du plan « vision 2030 » lancé l’an dernier par le vice-prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane al Saoud (sur la photo avec Donald Trump). Ce dernier est devenu d’ailleurs aujourd’hui Prince héritier en titre.
- Une coalition des nations de l’Occident et du Moyen-Orient est indispensable pour vaincre le terrorisme ;
- Cette coalition repose sur le principe de la « responsabilité souveraine » supposant que chaque pays prenne sa part de fardeau en assurant sa propre défense ;
- Plutôt que la « guerre contre le terrorisme », l’action commune doit se réclamer d’un « réalisme fondé sur les principes » ;
- La notion de « guerre des civilisations » chère à George Bush junior doit être écartée au profit de « l’unité des nations civilisées » contre les criminels barbares.
Un dernier point de la doctrine Trump paraît ne pas être compatible avec la position de neutralité française dans la grande région moyen-orientale : la désignation de l’Iran comme facteur central de déstabilisation de la région. Ce point marque le revirement de Washington par rapport à la politique de conciliation constamment menée par Barack Obama à l’égard de Téhéran.
On se souvient que Paris s’était montré beaucoup plus méfiant que Washington en exigeant des garanties supplémentaires pour signer l’accord nucléaire avec l’Iran. Aujourd’hui, cette prudence reste de mise mais ne peut aller, pour la France, jusqu’à désigner l’Iran comme l’adversaire. A cette réserve près – qui pourrait faire l’objet d’un « opting out », la doctrine Trump n’en apparaît pas moins endossable pour l’essentiel par les nouveaux gouvernants français.
Qatar : la France réévalue aussi
Si l’on en vient à la question de la crise au sein du conseil de coopération du Golfe, la France n’est pas davantage en porte-à-faux. Emmanuel Macron doit bientôt rencontrer l’Emir du Qatar, montrant par là que la France ne saurait prendre parti dans le conflit diplomatique opposant l’Émirat aux autres pays du conseil. Mais le nouveau président entend également « normaliser » les relations fiscales dérogatoires entre les deux pays.
Des avantages accordés dès 1990 aux investisseurs Qatari dans l’Hexagone avaient en effet été élargis par Nicolas Sarkozy en 2008 pour garantir de nombreuses exonérations : retenue à la source sur les dividendes et les intérêts, non exigibilité de l’impôt sur la fortune pendant cinq ans, nombreuses plus values immobilières exemptées… La fin de ce régime de faveur qui coûte 150 millions d’euros par an à la France ne peut qu’être jugée opportune par Riyad au moment où le Royaume choisit de dénoncer le Qatar comme pourvoyeur de financements en faveur des groupes terroristes.
Bien que le Trésor américain ait récemment apporté des preuves tangibles de la collusion entre un « Émir » de l’État islamique et un intermédiaire financier basé au Qatar, il ne nous appartient pas ici de prendre position sur l’implication avérée ou non de ce pays dans le financement du terrorisme. En revanche, rien ne serait plus hasardeux que de prétendre que les accusations du Roi Salmane d’Arabie constituent une manœuvre de diversion de Riyad pour faire oublier une éventuelle collusion entre des financiers saoudiens et Daesh.
Un engagement anti-terroriste qui se confirme
Si le conservatisme religieux du wahhabisme saoudien peut-être considéré comme un élément d’inspiration pour l’extrémisme islamiste, il ne l’est certainement pas plus que l’idéologie véhiculée par le mouvement des Frères Musulmans né en Égypte au début du XXe siècle. Par ailleurs, si des allégations de l’ancienne administration américaine révélées par le scandale Wikileaks font allusion à certains canaux de financement saoudiens, « il n’y a aucune preuve crédible » de ces allégations, note le très sérieux Washington Institute. En outre, la CIA décrivait récemment l’Arabie Saoudite comme « un de nos tous meilleurs partenaires en matière de lutte anti-terroriste ». Il faut dire que le Royaume a été de nombreuses fois désigné par Daesh comme étant un État à déstabiliser.
Cet engagement déterminé des saoudiens dans la coalition anti-terroriste a été illustré il y a un mois par l’inauguration, à Riyad, du « Global Center For Combating Extremist Ideology » parallèlement au lancement du « Terrorist Financing Targeting Center ». Deux entités internationales largement financées par l’Arabie Saoudite et clairement axées sur la guerre idéologique digitale et l’investigation financière. Ces initiatives auxquelles viennent maintenant s’ajouter le boycott du Qatar pour complaisance envers le terrorisme ne permettent guère de douter de l’engagement saoudien aux côtés des nations occidentales.
La réponse de l’ambassadeur
En réponse aux interrogations exprimées dans le « FactCheck » de la chaine de télévision britannique Channel 4, l’ambassadeur saoudien au Royaume-Uni Mohammed ben Nawaf a publié récemment une réfutation très argumentée des prétendues « ambiguïtés saoudiennes ». Il convient de la reproduire ici in extenso :
« Nous connaissons le terrorisme parce que nous sommes ses victimes. Nous avons fait face à plus de 60 attaques connues d’Al-Qaeda et de Daesh, dont environ deux douzaines au cours des deux dernières années. Le Royaume était l’objectif principal d’Oussama Ben Laden dans les années 1990, d’Al-Qaeda au début des années 2000, et l’ « État Islamique » (EI) aujourd’hui – un groupe qui appelle à la prise de contrôle du Royaume.
Il est non seulement incorrect, mais offensant pour la mémoire de ceux qui ont souffert des mains de ces criminels que de suggérer que le Royaume appuierait ces groupes terroristes.
Il incombe à nous tous d’éradiquer ce mal. Ni les gouvernements occidentaux, ni les gouvernements du Moyen-Orient ne peuvent le faire seuls. Nous devons intensifier la coopération en matière de renseignement afin de prévenir les attaques futures. L’Arabie saoudite connaît la réalité du terrorisme: nous le combattons depuis des décennies et avons développé une stratégie multiforme cohérente qui a été reconnue et répliquée à l’échelle mondiale.
Nous avons une liste noire de Daesh et d’autres groupes extrémistes en tant qu’organisations terroristes. Nous avons adopté des lois et averti nos citoyens qu’ils seront poursuivis s’ils tentent de se joindre ou de participer à l’un quelconque des violents conflits qui se répandent dans le monde entier. Nous avons mis en place des opérations de lutte contre le terrorisme infiltré afin de protéger nos citoyens et nos alliés de ces horribles organisations. Des lois strictes, qui ont été soumises à l’examen des autorités internationales, ont été édictées pour empêcher tout financement par des personnes ou des sociétés privées de toute organisation suspectée de terrorisme.
Vous ne mentionnez pas la création d’unités de lutte anti-blanchiment d’argent au sein de l’Agence monétaire d’Arabie Saoudite (SAMA), qui, entre autres préconisations, exige que toutes les institutions financières relevant de la juridiction du Royaume mettent en place des mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
Vous ne signalez pas que les organismes de bienfaisance saoudiens se voient interdire les transferts d’argent à l’étranger et ne peuvent opérer à l’étranger que par le biais du Centre d’aide humanitaire et de secours du Roi Salmane ou du Croissant-Rouge saoudien, qui est une entité semi-gouvernementale. En outre, toute contribution financière apportée par le Royaume d’Arabie Saoudite à toute institution à l’étranger doit se faire en conformité avec les lois, règles et règlementations locaux.
Vous ne faites pas allusion au fait qu’en Arabie Saoudite, la collecte des contributions en espèces dans les mosquées et les lieux publics est interdite et que les autorités saoudiennes ont fermé les centres d’échange d’argent ou de transfert d’argent sans licence et ont imposé des sanctions aux entités qui aident au financement de la terreur.
Quiconque fait un don à des groupes terroristes ou finance des activités terroristes enfreint la loi et sera poursuivi. Il n’y a aucune exception.
L’objectif de l’Arabie saoudite est la mise en faillite financière des terroristes. C’est la raison pour laquelle nous avons mis en œuvre de telles mesures.
(…)
Un rapport déclassifié de la CIA et du FBI souligne que « il n’y a aucune preuve que le gouvernement saoudien ou les membres de la famille royale saoudienne aient sciemment soutenu les attentats du 11 septembre 2001 ou qu’ils aient eu connaissance des opérations terroristes dans le royaume ou ailleurs « .
Plus récemment, en février, Mike Pompeo, le nouveau directeur de la CIA, s’est rendu en Arabie Saoudite et a donné au Prince héritier Mohammed le prix George Tenet en reconnaissance de son travail de lutte contre le terrorisme.
Nous ne tolérons ni ne tolérerons jamais les actions ou l’idéologie de l’extrémisme violent et nous ne prendrons du repos que lorsque ces déviants et leurs organisations seront détruits. »
Face à un tel faisceau d’évidences, comment ne pas prendre acte de ces positions inlassablement réaffirmées et scrupuleusement étayées par les représentants de l’Arabie Saoudite ? Serait-il raisonnable d’opter pour une attitude de méfiance alors que la classe montante des futurs dirigeants du Royaume, personnifiée par le désormais prince héritier Mohammed Ben Salmane, a lancé une ambitieuse politique de modernisation économique et sociétale du Royaume ?
Pour la France et l’Europe, l’Arabie Saoudite reste et doit rester le partenaire privilégié – ce qui ne veut pas dire nécessairement le seul – dans une région dont la stabilisation et le développement harmonieux sont essentiels à la paix et à la prospérité de la planète.
Daniel Vigneron
(1) « Club » de concertation créé en 1981 et réunissant l’Arabie saoudite, Oman, le Koweït, Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Qatar.
(2) https://fr.myeurop.info/2016/11/14/arabie-saoudite-le-risque-d-une-autre-erreur-g-opolitique-majeure-14852