Texte proposé par Hélène Keller, journaliste, spécialiste du Moyen-Orient.
Il est généralement admis que la crise des pays du Golfe a commencé lorsque plusieurs pays de la région ont subitement coupé leurs relations diplomatiques avec le Qatar, en juin dernier. En réalité, la rivalité entre Doha et ses voisins est beaucoup plus ancienne, et un véritable bras de fer – dissimulé la plupart du temps – se déroule depuis des années un peu partout dans le monde. Aucun pays, cependant, n’incarne, ne profite et ne subit cette rivalité fratricide autant que la France.
La dernière illustration de la rivalité des deux Etats du Golfe – l’Arabie saoudite et le Qatar, investissant tous deux sans retenue dans le capital hexagonal – est la campagne houleuse entourant le renouvellement du directeur général de l’UNESCO. Le mois dernier, le Qatar a mobilisé tout son réseau en France afin de renforcer la candidature de son ancien Ministre de la Culture, Hamad Al-Kawary. En face, l’Arabie saoudite s’est quant à elle prononcé en faveur de son proche allié Egyptien, qui présentait la candidate Moushira Khattab. C’est toutefois l’important lobby qatari en France qui l’a remporté.
Dans son bestseller publié plus tôt cette année, la journaliste Berengère Bonte se penchait sur cet important réseau d’influence. Ainsi, le Qatar a dépensé des dizaines de millions d’euros ces dix dernières années afin de devenir un acteur central des scènes politique et économique françaises.
Les lecteurs français ont été choqués d’y apprendre que plusieurs grands noms de la classe politique avaient bénéficié de voyages de luxe au Ritz Carlton de Doha, payés par l’ambassade du Qatar à Paris. D’après le livre, ces personnalités sont revenues en France avec des montres de luxe, ou des chèques cadeau de 10 000 euros, offerts par leurs généreux hôtes. Aussi, bien que la France ait présenté un candidat dans la course à le direction générale de l’Unesco, c’est sans surprise qu’on a pu lire que plusieurs hommes politiques français soutenaient le candidat qatari.
Mais, alors qu’elle était donnée perdante, c’est finalement l’ancienne Ministre de la Culture française Audrey Azoulay qui l’a emporté. Cette victoire est bien sûr due à son charisme et son intelligence, mais la division des pays arabes a sans doute aussi pesé dans le résultat final. Le candidat qatari a, par ailleurs, été pénalisé par le soutien qu’a apporté l’ancien Ministre saoudien Sheikh Mohamed Bin Issa Al Jaber à la candidate française.
Berengère Bonte et son équipe ont identifié l’ancien Primer ministre et Ministre des Affaires étrangères, Hamad bin Jassim Al Thani (HBJ), comme étant le cerveau derrière la stratégie d’investissement du Qatar en France. Cet homme politique et homme d’affaires a également été à la tête de l’autorité d’investissement du Qatar, le fonds d’investissement souverain du pays, entre 2005 – année sa création – et 2013. Il est responsable d’investissements à hauteur de plusieurs milliards qui ont notamment permis au pays d’acquérir le club de football Paris Saint-Germain (PSG) et des parts dans les plus grandes sociétés hexagonales.
La France a même accordé une exemption d’impôts sur les bénéfices des sociétés qataries pour les achats immobiliers an France – une mesure qui a provoqué à l’époque une véritable levée de boucliers. Le nouveau président français Emmanuel Macron a cependant indiqué vouloir mettre un terme à cette pratique controversée.
HBJ traine sans surprise derrière lui son lot de casseroles. Les Panama Papers ont par exemple révélé qu’il était propriétaire depuis 2002 d’une société écran aux Îles Vierges britanniques – paradis fiscal notoire – et de trois autres aux Bahamas. D’après Forbes, il serait à la tête d’une fortune dépassant les 8 milliards de dollars. De plus, en novembre 2014, le journal londonien The Telegraph a révélé un câble diplomatique datant de mai 2008, qui faisait allusion à un désaccord entre les services secrets qataris et HBJ à propos du traitement de l’affaire Mohammed Turki al-Subaiy, un homme identifié par les services secrets américains et les Nations Unies (ONU) comme un bailleur de fonds d’organisations terroristes.
En janvier 2016, Fawaz al-Attiya, un citoyen britannique et ancien porte-parole de Doha, a lancé des poursuites judiciaires contre HBJ, au motif qu’il aurait ordonné son emprisonnement à Doha en 2009. Il aurait été incarcéré 15 mois dans des conditions « équivalentes à de la torture ». Le Qatar a invoqué son immunité, expliquant que l’ancien Premier ministre travaillait désormais en tant que diplomate à Londres. Le Guardian a révélé que sans cette immunité, HBJ aurait par ailleurs été impliqué dans une série d’enquêtes entourant l’attribution de la coupe du monde 2022 au Qatar et le renflouement d’un milliard de livres au profit de la banque Barclays.
La stratégie de phagocytage de la vie économique française par le Qatar passe aussi par un travail de sape de l’influence politique et économique de son principal rival : l’Arabie saoudite. En 2007, juste après l’élection de Nicolas Sarkozy, alors que la stratégie de Doha se mettait en place, Sheikh Mohamed Bin Issa Al Jaber était l’un des hommes d’affaires saoudiens les plus influents en France. Il est l’un des propriétaires du groupe JJW, une société privée internationale opérant principalement dans les secteurs de l’hôtellerie et de la restauration en Europe et au Moyen Orient.
En 2008, lorsque ce dernier signa un accord de cession d’une dizaine d’hôtels de luxe avec le fonds d’investissement américain Starwood Capital – notamment Le Crillon, l’Hôtel du Louvre et le Concorde Lafayette à Paris, le Martinez à Cannes et le Palais de la Méditerranée à Nice, pour la bagatelle d’un milliard et demi d’euros – la nouvelle contraria à Doha. Une source française, ayant préféré rester anonyme du fait de la sensibilité de ces informations en cours d’instruction, a mis à jour des trésors d’informations – notamment quant au rôle joué par Salim Khoury, un intermédiaire libanais, dans les tractations qataries.
Après avoir été présenté à Al Jaber en 2007, il fut recruté en tant que conseiller. Lorsque l’homme d’affaires dut se rendre durant deux mois en Arabie saoudite en mars 2009, Khoury, profitant de son absence, modifia la clause d’exclusivité du contrat de vente signé avec Starwood Capital, contre le versement de 100 millions d’euros. Et ce des semaines seulement après un paiement de 50 millions déjà prévu dans le contrat.
Al Jaber s’empressa de contester cet amendement, ce qui mena Starwood à déclarer le contrat nul et non avenu un an avant son terme (2010). Dans la foulée, le groupe américain commença à négocier avec le Qatar, pour mener à terme l’acquisition de certains des hôtels parmi les plus réputés de France. Qatar Constellations Hotels Group, qui réalisa la transaction, appartient à l’autorité d’investissement du Qatar. « Nous avons eu accès à des échanges de courriels entre Khoury et le directeur de cabinet de l’Emir du Qatar de l’époque, attestant de visites à Doha remontant à 2009 qu’il dissimulait à Al Jaber », explique notre source. Il ne fait aucun doute que Khoury œuvrait pour le Qatar lorsqu’il travaillait comme conseiller auprès d’Al Jaber », poursuit-elle.
L’un des « grands » amis de l’émirat en France, d’après Berengère Bonte, n’est nul autre que Patrick Balkany – un proche de Nicolas Sarkozy. Salim Khoury a notamment présenté ce dernier à Al Jaber, avant d’encourager l’homme d’affaires saoudien à prendre part à la construction de deux immeubles dans la ville de Levallois – dont Balkany est maire. Mais peu après la signature d’un contrat et le versement d’un premier acompte de 17 millions, Khoury emmena le maire français à Doha, dans une visite coordonnée avec le cabinet de l’émir. Elle fut bien entendu dissimulée à Al Jaber. En quelques mois, le contrat qui liait Levallois au saoudien fut sabordé bien que la Cour d’appel de Paris ait conclu que le contrat amendé n’était pas un document officiel, et qu’il avait été réalisé sans le consentement de l’homme d’affaires saoudien, comme l’affirmait ce dernier.
Un autre cas de double jeu soulevé par Al Jaber contre Khoury implique la Standard Bank, implantée Johannesburg. D’après une enquête du quotidien Koweïti Al-Rai al-Aam, l’intermédiaire libanais avait été contacté par la banque en 2008 et recruté dans le secret – il travaillait alors déjà comme conseiller auprès d’Al Jaber. Là encore, le travail d’espionnage de Khoury pénalisa sérieusement les affaires du groupe. Est-ce une coïncidence que la banque ait des liens étroits avec Hamad bin Jassem ?
Un autre aspect de la stratégie qatarie est de tenter de ternir l’image d’Al Jaber en France, avec pour objectif de tourner l’opinion publique contre les investissements saoudiens dans le pays. D’après notre source, la justice française a ordonné à l’émission économique Capital de publier des excuses officielles et de corriger un sujet qui s’était largement fondé sur des informations fallacieuses sur l’homme d’affaires, informations diffusées par le Qatar. En outre, les manœuvres de Khoury ont valu à Al Jaber d’être accusé d’avoir versé des pots de vin à Patrick Balkany, alors qu’il avait perdu des millions en investissant dans un contrat sans avenir.
Un groupe de journalistes d’investigation a découvert que HBJ avait également agi afin de nuire aux affaires d’Al Jaber à Londres, à la fois dans ses plans de développement dans l’hôtellerie et ses affaires caritatives.
Comme le résume Berengère Bonte à la fin d l’introduction de son livre : « Comment un vieux pays lourdement endetté peut-il construire une relation adulte avec un autre pays, très riche et en pleine adolescence, quand ce dernier arrose les hommes politiques du premier de cadeaux depuis des années ?… Bienvenue dans la République française du Qatar ! »