Depuis quelques années, les gouvernements successifs essaient de moderniser le secteur de la justice, et misent notamment sur l’open data des décisions de justice afin de faciliter l’accès du grand public à la jurisprudence. Un enjeu de transparence démocratique, selon la Commission Européenne. Mais la justice française, réputée « technophobe », est en train de creuser son retard.
C’est un classement qui ne doit pas ravir Emmanuel Macron. Alors qu’il se plait à présenter la France comme l’un des « bons élèves » européens, le tableau de bord 2019 de la justice de l’Union européenne (UE) révèle que la France est classée 27ème en ce qui concerne l’accès en ligne aux décisions de justice. Soit bonne dernière. Pourtant, la Commission européenne a clairement fait de ce partage d’informations judiciaires un objectif à remplir pour tous les États membres.
« L’accès en ligne aux décisions judiciaires renforce la transparence des systèmes judiciaires, aide les citoyens et les entreprises à comprendre leurs droits et peut contribuer à la cohérence de la jurisprudence [l’ensemble des décisions de justice, ndlr], écrit l’exécutif européen dans son rapport. Les pratiques en matière de publication en ligne des décisions judiciaires sont essentielles pour créer des fonctions de recherche conviviales, qui rendent la jurisprudence plus accessible aux praticiens du droit et au grand public ».
Autrement dit : les pays qui ne permettraient pas aux citoyens (entre autres, les avocats et leurs clients) d’accéder à l’ensemble des décisions de justice pêcheraient par manque de transparence. Et, donc, de démocratie. En France, ce sont surtout les décisions rendues en première instance, selon la Commission européenne, qui restent inaccessibles au grand public. Paris faisant un peu mieux concernant la jurisprudence des cours d’appel et de cassation.
Des décisions de justice « en ligne et accessible à tous »
Si Bruxelles précise que « la publication en ligne des décisions de justice nécessite de concilier des intérêts divers, dans les limites tracées par les cadres juridique et politique » – conformément aux conclusions du Conseil et des représentants des gouvernements des États membres, réunis en octobre 2018 pour débattre des meilleures pratiques concernant la publication sur Internet de la « littérature » judiciaire –, le rapport insiste : « La Commission européenne soutient les initiatives ‘‘données ouvertes’’ émanant du secteur public, y compris du système judiciaire. »
L’UE mise effectivement beaucoup sur l’open data (ou « base de données ouverte ») et l’accessibilité de « l’information du secteur public, parfois aussi appelée données gouvernementales, [qui] désigne toute l’information que les organismes publics produisent, recueillent ou paient », écrit la Commission sur son site Internet. Le 20 juin dernier, la nouvelle directive 2019/1024 sur ces données ouvertes et leur réutilisation a d’ailleurs été adoptée ; à charge pour les États membres de la mettre en œuvre avant le 16 juillet 2021.
En France, les revendications sont déjà fortes pour que digital et justice s’accordent davantage, au profit des citoyens mais également des professionnels du droit. Bertrand Louvel, le premier président de la Cour de cassation, appelait ainsi déjà en mai 2016 à davantage de « transparence » et à miser sur le « big data », afin « qu’un jour l’ensemble de la production jurisprudentielle française [soit] en ligne et accessible à tous . »
« Choc des Anciens et des Modernes »
A l’arrivée, la cohérence des décisions et des raisonnements juridiques en sortira renforcée, plaident les partisans de l’open data des décisions de justice. Une ambition confirmée par loi de programmation de la justice (2018-2022), publiée au Journal Officiel le 24 mars dernier, visant à la « modernisation de la justice », qui ne fait elle-même que confirmer la loi Lemaire du 7 octobre 2016, dont deux articles consacrent l’obligation de transparence sur les décisions de justice.
Reste que la « technophobie » qui règne dans le monde du droit (et particulièrement les éditeurs juridiques soucieux de défendre leur rente de situation) ralentit considérablement cette avancée technologique et démocratique. Au coeur des atermoiements, une différence d’approche symbolique de la part de ces acteurs historiques, dont le modèle économique se concentre sur la vente de la donnée juridique (via d’épaisses publications ou des CD-Roms…) plutôt que de la technologie permettant d’y accéder (moteur de recherche, base de données en cloud, etc). Un choix qui explique en partie le retard accumulé en France – d’aucuns parlant même de « choc des Anciens et des Modernes » – au détriment de l’ensemble du mouvement d’open data et de transparence souhaité par le gouvernement, et appelé de ses vœux par l’Union Européenne.