Nouveau régime européen de sanctions : une intention louable, mais d’inquiétantes lacunes

Dans la foulée des Etats-Unis, l’Union européenne vient d’adopter un nouveau régime de sanctions internationales destiné à mieux faire respecter les droits humains. Mais certaines de ses dispositions pourraient, paradoxalement, contrevenir à plusieurs droits fondamentaux, tels que la présomption d’innocence ou encore le droit à bénéficier d’un procès équitable.
Quand l’Europe court, à nouveau, après les Etats-Unis. Quatre ans après l’adoption du « Global Magnitsky Act » américain – du nom de ce juriste russe mort, alors qu’il était détenu par les autorités de son pays, sous la torture en 2009 –, le Conseil de l’Union européenne (UE) s’est en effet doté, le 7 décembre dernier, d’un nouveau « régime mondial de sanctions en matière de droits de l’homme ». Une première pour le Vieux continent, qui devrait permettre aux vingt-sept Etats membres de cibler « des personnes, des entités et des organismes (…) responsables de graves violations des droits de l’homme ou de graves atteintes à ces droits dans le monde, quel que soit le lieu où elles se sont produites ». Et ce, au moyen de mesures restrictives telles que « l’interdiction de pénétrer sur le territoire de l’UE » ou encore le « gel des fonds, tant pour les personnes que les entités » visées.
Intervenue après des années de pourparlers, l’adoption de cet inédit « régime de sanctions transversales » entend harmoniser les critères de sanctions retenus à l’échelle européenne. S’il s’inspire très largement du « Magnitsky Act », ce nouveau projet s’en démarque cependant à plusieurs titres. A commencer par sa dénomination, les ministres des Affaires étrangères de l’UE ayant, dans l’objectif avoué de ne pas froisser les plus russophiles d’entre les Etats membres, délibérément choisi de ne pas y apposer le nom du lanceur d’alerte mort en détention pour avoir dénoncé la corruption ambiante en Russie.
Le régime européen se démarque également de la version américaine dans le traitement qu’il réserve aux ONG, celles-ci n’étant, contrairement à ce qui est en vigueur aux Etats-Unis, pas en mesure de soumettre à l’UE des listes de noms, d’Etats ou d’entités à cibler. Une précaution utile qui devrait, selon ses concepteurs, éviter à l’Europe d’être accusée de politiser ses sanctions internationales.
Un régime de sanctions contraire au droit européen ?
Pour louable qu’elle soit, cette intention suffira-t-elle ? Le nouveau régime européen permet en effet aux Etats membres de l’UE, ainsi qu’au Haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité – l’équivalent du ministre des Affaires étrangères de l’UE, un poste actuellementt occupé par Josep Borrell – de proposer des sanctions. Mais il ne précise pas, et pour cause, la nature des informations sur lesquelles reposeraient de telles mesures. Or il n’existe pas un corpus de critères uniformes et objectifs motivant ces sanctions, et c’est sans doute dans cette absence que se loge la faille principale du régime européen de sanctions.
Sanctions qui, il n’est pas inutile de le préciser, peuvent s’étendre sur de très longues durées et servir, en quelque sorte, de « châtiment » pour qui les subit. Et, dans ce cadre, ce qui peut apparaître comme une mesure juste, prise dans l’attente d’un procès en bonne et due forme – comme le gel des avoirs d’une personne ou d’une entité soupçonnée de graves infractions – devient, quand elle est décidée dans un contexte de sanctions internationales, une sorte de « peine permanente » conçue comme une alternative à un procès qui n’aura sans doute jamais lieu.
Le nouveau régime européen comprend une autre lacune, et non des moindres : il est susceptible, de fait, d’entraver la volonté des personnes ou entités sanctionnées de faire appel à un conseil juridique pour assurer leur défense. Le gel total de leurs avoirs ainsi que l’interdiction qui leur est faite de réaliser des transactions en euros compliquent en effet considérablement l’accès aux services d’un avocat pour les personnes physiques ou morales, ce qui contrevient à au moins deux articles de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, selon lesquels tout justiciable a le droit d’être jugé par un tribunal impartial et indépendant, et bénéficie de la présomption d’innocence.
En d’autres termes, le nouveau régime européen de sanctions s’assoit sur certains des droits de l’homme qu’il prétend défendre. Une contradiction dans les termes, que ne saurait manquer de relever – et de « sanctionner » – la cour de Justice de l’UE (CJUE) – CJUE qui a, à plusieurs reprises au cours des dernières années, annulé de précédents trains de sanctions décrétés contre diverses personnalités ou entités étrangères, comme le Hamas ou l’ancien président égyptien Hosni Mubarak.
Si nul ne peut critiquer l’ambition européenne de mieux protéger les droits humains, les vingt-sept vont sans doute devoir préciser les contours de leur nouveau régime de sanctions, à défaut de quoi ils s’exposeraient, bien malgré eux, à de légitimes critiques et autres accusations quant à la tenue de « procès politiques ». Moscou n’en demande pas tant.