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L’Europe corsetée par son propre droit de la concurrence

lundi, 8 mars, 2021 - 08:39

Le dogme de la concurrence libre et non faussée, sur lequel repose une grande part des politiques européennes, est de plus en plus ouvertement remis en question car il priverait l’Europe des armes pour imposer de véritables « champions » mondialisés. Après l’échec de la fusion Alstom-Siemens, le projet de restructuration d’EDF cristallise aujourd’hui les critiques de ceux qui appellent à une ambitieuse politique industrielle européenne. 

Sur quels piliers repose l’Union européenne (UE) ? Les réponses à cette question varient selon les points de vue et les interlocuteurs : la paix, ininterrompue depuis plusieurs décennies, diront certains. Une histoire commune, un corpus de valeurs humanistes, une certaine forme d’homogénéité culturelle, avanceront d’autres. L’absence de frontières, la politique agricole commune, le marché intérieur, répondront encore d’autres. Mais l’élément qui cimente véritablement la construction européenne est sans doute le plus méconnu des Européens eux-mêmes : la sacro-sainte doctrine de la concurrence libre, loyale et non faussée. C’est ce que souligne l’économiste Bruno Alomar, quand il écrit dans une récente tribune au Figaro que « le droit de la concurrence européen, structuré autour du régime d’autorisation des aides d’Etat, de l’interdiction des cartels et des abus de position dominante, et enfin du régime d’autorisation des fusions, occupe une place centrale dans les politiques publiques européennes ». 

D’Alstom-Siemens à EDF, le dogme de la concurrence sous le feu des critiques

Rien d’anormal ni d’illégitime à cela, nuance Bruno Alomar, selon qui « il est naturel qu’en économie de marché, (…) le régulateur concurrentiel intervienne ponctuellement pour mettre fin à des comportements qui perturbent le bon fonctionnement de l’économie ». Mais, parce qu’il entrave également la création de « champions » européens à même de rivaliser avec les géants chinois ou américains, le droit européen de la concurrence fait de plus en plus l’objet de critiques. L’échec, début 2019, du projet de fusion entre Alstom et Siemens, rejeté par Bruxelles au prétexte qu’il aurait réduit la concurrence dans le ferroviaire sur le marché intérieur, a contribué à faire bouger les lignes, plusieurs pays estimant que l’Europe se tirait une balle dans le pied en s’imposant des normes qu’elle serait la seule, parmi les grandes puissances mondiales, à respecter. Quelques mois auparavant, en décembre 2018, une vingtaine d’Etats membres, emmenés par Paris et Berlin, avaient publiquement affirmé leur volonté de voir réformer le droit européen de la concurrence pour l’adapter aux exigences de la mondialisation et initier une politique commune industrielle digne du 21e siècle.

Des voix s’élèvent à nouveau aujourd’hui, à propos, toujours, d’un fleuron industriel – et non des moindres : EDF. Le projet de réorganisation du leader français de l’énergie, baptisé « Hercule », cristallise ainsi les critiques. Toujours selon Bruno Alomar, « la future architecture d’EDF est tributaire d’une négociation serrée entre les autorités françaises et la Commission européenne », l’exécutif européen plaçant « l’essentiel de ce sujet majeur sous le sceau du droit de la concurrence ». « Pourtant, met en garde l’économiste, il est clair que l’avenir d’EDF, et plus largement de la politique énergétique européenne (…), doit être envisagé à l’aune de critères autres que la seule concurrence : la souveraineté et l’indépendance énergétique, la question du climat et donc la place du nucléaire comme énergie décarbonée, l’aménagement du territoire, l’emploi, etc. ». En faisant primer les enjeux concurrentiels sur tous les autres, « l’UE accrédite l’idée qu’elle est incapable de s’élever au niveau de complexité qu’exigent les politiques publiques », conclut Bruno Alomar.  

Une question de souveraineté nationale

Que recouvre ce projet « Hercule » ? Il prévoit, dans sa mouture actuellement débattu à Bruxelles, de scinder EDF en deux – voire trois – entités distinctes : d’une part, un EDF « bleu », une société publique regroupant la production nucléaire et le réseau de transport RTE ; de l’autre, un EDF « vert », en partie privatisé, auquel reviendrait la commercialisation de l’électricité, la production d’énergies renouvelables et le réseau de distribution Enedis. Les défenseurs d’Hercule soutiennent que le projet permettrait à l’Etat français d’accorder des subventions à l’activité nucléaire, considérée comme une forme de « bien commun », sans rencontrer la Commission sur son chemin. Ses détracteurs estiment quant à eux que ce projet fait peser une menace sur les choix industriels d’EDF, et que la possible entrée de fonds de pension étrangers au capital d’Enedis ferait peser un risque sur l’approvisionnement en électricité des consommateurs. Sans parler de la question, ultra-sensible, des données personnelles des usagers. 

Le projet de restructuration d’EDF n’a donc pas fini de faire couler de l’encre. « On veut introduire de la concurrence dans un secteur dans lequel, par les lois de la physique et les contraintes industrielles, les activités doivent être régulées », estime ainsi Jacques Percebois, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie. « Le projet Hercule s’inscrit dans un processus de déconstruction méthodique d’un monopole public dont tout le monde reconnaissait pourtant le succès », abonde la chercheuse et syndicaliste Anne Debregeas. « On a une Commission européenne qui considère la concurrence comme un totem alors qu’elle est un outil », enfonce Quentin Derumaux, directeur énergie chez Sia Partners. Pour Jacques Percebois, « les règles du marché s’arrêtent là où commence la volonté publique de l’Etat en charge de l’intérêt national » : EDF fera demain face à la concurrence de groupes pétroliers ou technologiques comme les GAFAM avec lesquels seul un groupe de taille respectable pourra rivaliser. Pour l’économiste, « le maintien de la souveraineté nationale est ici stratégique ». 

 


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