Dans son édition du 6 mars, Jakob Hanke et Zoya Sheftalovich, deux journalistes de Politico, annonçaient le lancement d’une enquête diligentée par Emily O’Reilly, médiatrice européenne, pour faire la lumière sur « les vols effectués par des fonctionnaires de la Commission payés par des entreprises et des gouvernements étrangers ». En cause ? Des trajets en avion gracieusement effectués par de — très hauts — fonctionnaires européens et payés par l’Émirat du Qatar. Après l’affaire Dentsu/Hoffman, ces nouvelles révélations fragilisent encore la réputation de la Commission européenne, jugée trop perméable aux lobbies étrangers et financiers.
Le timing est loin d’être anodin. Fin février, Politico révélait que le grand patron de la direction générale des Transports (DG Move) de la Commission européenne, Henrik Hololei, aurait voyagé à plusieurs reprises aux frais du Qatar entre 2015 et 2021. Le tout, alors même que des négociations entre Doha et Bruxelles se déroulaient en coulisse pour la signature d’un accord de transport aérien UE — Qatar. Une temporalité qui, pour certains observateurs, suffit à percevoir l’ombre d’un conflit d’intérêts au plus haut niveau de la Commission européenne. Et un difficile retour de bâton pour une institution qui n’avait, en plein QatarGate, pas mâché ses mots contre le Parlement européen. Pire, lundi dernier, la Commission européenne a dû publiquement assumer qu’aucun contrôle externe n’avait été assuré et que le seul décisionnaire de ces trajets gratuits était Henrik Hololei lui-même, comme l’a révélé le magazine français Courrier International.
Face aux scandales, la Commission européenne fait la « Grande muette »
Face aux accusations, la Commission européenne affirme que les neuf vols gratuits — et en classe affaires ! – effectués par Henrik Hololei « ont été autorisés et effectués conformément aux règles applicables ». Une manière très formelle de se justifier, à laquelle Bruxelles a déjà eu recours. En 2020, alors sous le feu des projecteurs de l’ONG Corporate Europe Observatory, qui s’étonnait que 945 départs — sur 951 — de fonctionnaires de la Commission européenne vers le secteur privé aient été validés, Bruxelles avait là encore affirmé simplement respecter les textes en vigueur.
À Bruxelles, les soupçons de conflits d’intérêts assombrissent la réputation de la Commission européenne jusqu’au plus haut niveau, comme l’illustrent l’affaire des SMS effacés entre Ursula von der Leyen et le CEO de Pfizer sur les commandes publiques à plusieurs dizaines de milliards d’euros de vaccins COVID ou encore les présumés intérêts commerciaux de son mari, Heiko von der Leyen au sein de la firme de biotechnologie américaine Orgenesis, qui aurait perçu plusieurs millions d’euros du programme de recherche européenne « Horizon » et du plan de relance de l’UE. Un contexte de soupçons généralisé, qui pousse Bruxelles à prendre de timides décisions.
Bruxelles tente une discrète opération main propre
À un an des prochaines élections européennes et pour tenter d’apaiser les critiques, Bruxelles a ainsi annoncé durcir quelque peu les règles pour renforcer la transparence de la Commission européenne, rassurer les ONG et, surtout, limiter le poids des lobbies. Dans le domaine des « vols à charge d’une partie tierce », « cela restera possible uniquement dans les cas où les voyages sont financés par les G7, les G20 ou les Nations-Unies en charge de l’organisation d’un événement mondial », affirme-t-on à Bruxelles. Sur d’autres questions annexes formulées par Emily O’Reilly, comme la transparence des agendas des directeurs généraux ou le détail des missions des commissaires et hauts fonctionnaires européens dont les frais de déplacement et d’hébergement ont été pris en charge par des tiers dans les trois années précédentes, la Commission européenne n’a pas encore fait d’annonce.
Mais c’est surtout sur sa prétendue porosité aux lobbies que la Commission européenne est particulièrement attaquée. En 2015, Bruxelles avait ainsi rendu public un rapport synthétisant ses échanges avec les représentants du lobby du tabac, dont la quasi-totalité avait été caviardée, notamment les noms des lobbyistes, la date des rencontres ou même le contenu d’une grande partie des échanges, au nom de l’« accès partiel ». Une décision qui avait alors très fortement ému les organisations de santé publique.
Renforcement drastique des attributions et moyens à la fois du Médiateur européen et du Parquet européen, création d’une Haute autorité européenne pour la transparence de la vie publique, mise en place d’une commission indépendante sur la pratique du pantouflage : plusieurs pistes sont souvent évoquées pour instaurer un cadre plus vertueux au sein des institutions européennes. Sans, à ce stade, voir émerger une décision majeure.
La pratique de la porte tournante au cœur des débats
Autre sujet d’inquiétudes et de critiques, la pratique de la porte tournante est aussi particulièrement scrutée. Elle consiste dans le départ de fonctionnaires de la Commission européenne vers des groupes privés ayant des intérêts à Bruxelles. La pratique est ancienne. En 2016, un rapport du Corporate Europe Observatory affirmait qu’un tiers des commissaires européens -9 sur 26 —, dont le mandat s’est achevé en 2014, ont joué un rôle actif au sein d’entreprises privées par la suite. Surtout, Corporate Europe Observatory affirmait alors que « huit activités exercées par quatre anciens commissaires (…) n’auraient en aucun cas dû être autorisées ».
Parmi les cas cités par Corporate Europe Observatory, la présence de l’ancienne commissaire luxembourgeoise Viviane Reding au conseil d’administration de la société minière Nyrstar ou encore le rôle de l’estonien Siim Kallas comme consultant auprès de la société informatique Nortal. Depuis, d’autres cas aussi suspects qu’emblématiques ont été documentés. Comme celui de José Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne aujourd’hui président non exécutif du conseil d’administration de la banque Goldman Sachs dans une période pendant laquelle l’Union européenne a revu en profondeur la législation financière post-crise des subprimes. Ou encore Neelie Kroes, ancienne Commissaire à la concurrence, qui siège depuis 2016 au Comité de conseil en politique publique d’Uber — et citée dans les Uber Files en juillet dernier —, alors même que le géant américain a bénéficié d’une implantation extrêmement favorable dans les grandes villes européennes, provoquant la colère des taxis. Et comme souvent à Bruxelles, le tabac n’est jamais loin. Günther Oettinger, ancien Commissaire européen à l’Énergie, puis à l’Économie et la Société numérique ou plus récemment encore au Budget et aux Ressources humaines, a ainsi rejoint le Global Advisory Board du cabinet de conseil Kekst CNC, qui compte le major du tabac Philip Morris International dans sa — longue — liste de clients après l’entrée en vigueur de la directive Tabac en 2014. Tous ces mouvements, des cas typiques de porte tournante à très haut potentiel de conflits d’intérêts, n’ont pas alerté le comité éthique de la Commission éthique, qui les a jugés conformes avec les règles en vigueur.
Si ces cas sont emblématiques, ils ne représentent, à l’échelle de l’ensemble des fonctionnaires, qu’un faible échantillon de situation qui, selon de nombreux observateurs, pourraient paraitre suspectes. Cette thématique est d’ailleurs revenue au centre des débats il y’a quelques mois après la publication d’un article du Canard Enchaîné, s’interrogeant sur le départ du haut fonctionnaire Jan Hoffmann, ancien de la DG Santé de la Commission européenne, au poste de directeur des affaires publiques et de la conformité de Dentsu Tracking, à l’origine de la mise en place du très critiqué système de traçabilité des produits du tabac au sein de l’Union européenne, dont le déploiement avait été au préalable validé par la DG Santé. Un sujet d’autant plus crisogène pour la Commission européenne que la faillite de l’actuel système de traçabilité ferait perdre 20 milliards d’euros par an de recettes fiscales à l’Europe, selon les estimations de l’ancien député européen Philippe Juvin, tout en aggravant la consommation et ses coûts sociaux délétères.
Pour la Commission européenne, la temporalité est pour le moins risquée alors que les accusations de conflits d’intérêts se multiplient contre certains de ses plus hauts représentants. Les premières mesures annoncées manqueraient, selon de nombreux observateurs, d’ambitions au regard des enjeux.