L'Allemagne a déjoué jeudi une tentative d'attentat, la huitième depuis les attaques du 11 septembre 2001. Si les services de sécurité se félicitent de l'adoption d'un impressionnant arsenal de lois sécuritaires, de très nombreux citoyens ne sont pas prêts à tout accepter au nom de la lutte contre le terrorisme. Leur plus grand combat: la protection des données personnelles.
Collecte de données grâce aux passeports biométriques, contrôle des voyages, échanges des données des dossiers passagers… Toutes ces mesures sont devenues monnaie courante depuis les attentats du 11 septembre. Au nom de la lutte contre le terrorisme, nombreux sont les Etats à s’être dotés d’un arsenal juridique impressionnant pour renforcer leur sécurité intérieure. Et l’Allemagne ne fait pas figure d’exception. Quatre mois à peine après les attaques sur le World Trade Center, le parlement fédéral adoptait le "Loi de lutte contre le terrorisme".
Il s’agit en réalité d’un regroupement de différents textes juridiques. Grâce à eux, les services du renseignement intérieur (Verfassungsschutz) peuvent désormais accéder aux informations clients des banques, de la poste, ou encore des compagnies de téléphone. L’écoute de domiciles privés est également facilitée. D’autres lois suivront, comme la constitution en 2007 d’un fichier antiterroriste, grâce auquel la police et les services secrets disposent pour la première fois une base de données commune.
La police et les services secrets sont aux anges. Selon le chef du service de renseignement intérieur de Hambourg, Manfred Murck, ces lois auraient fait leurs preuves. Interrogé par le site Tagesschau cet été, il affirmait :
Il y a des choses qui nous ont beaucoup aidé au quotidien. Surtout l’accès aux données bancaires et de téléphones.
Des jouets bien vite confisqués
L'arrestation, jeudi 8 septembre, de deux personnes domiciliées dans les quartiers sud de Berlin et soupçonnées de préparer une attaque d'envergure ne peut que conforter les autorités dans cette voie. Il s'agit de la 8ème tentative d'attentat déjouée depuis les attaques du 11 septembre 2001. Les suspects étaient placés sous étroite surveillance depuis des mois.
Malheureusement pour Monsieur Murck, certains de ses jouets lui ont été confisqués bien rapidement. C’est notamment le cas de la loi sur la conservation des données adoptée en 2008 et annulée dès 2010. Conformément à une directive européenne de 2006, ce texte obligeait les fournisseurs d’accès Internet et les prestataires de téléphonie à conserver les traces de ce que font leurs abonnés sur les réseaux de télécommunication pendant six mois. Les données étaient ensuite accessibles sans restrictions pour la police et les services de renseignements.
Suspicion générale
Mais c’était sans compter sur les militants des droits des citoyens, comme Patrick Breyer. Ce jeune juriste fait partie d’un groupe de réflexion sur la conservation des données, AK Vorrat. Il a même fait sa thèse sur la directive européenne en question. Et alors qu’elle n’était pas encore transposée dans le droit allemand, il a prouvé son incompatibilité avec la loi fondamentale de la République Fédérale. "Donc quand la directive a été adoptée, je pouvais me servir de ma thèse pour écrire une plainte au conseil constitutionnel."
Son argument principal: avec cette loi, ce sont tous les citoyens qui sont mis sous surveillance. Cela créé un état de suspicion général. Et selon le flyer de son groupe de travail, une telle surveillance aurait "une mauvaise influence sur la société et sur la démocratie" car "beaucoup de gens n’oseront plus s’exprimer librement sur des lignes d’assistance psychologique, des hotlines pour les malades du Sida ou encore avec des journalistes.
Et il n’est pas le seul à penser de la sorte. A peine les voix pour sont-elles comptées au Parlement en 2008, que les Allemands sortent dans les rues d’une vingtaine de grandes villes pour manifester leur opposition au texte. Et 35 000 personnes s’associent à Patrick Breyer pour saisir la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe. Le jeune homme parvient ainsi à créer le plus grand recours collectif de l’histoire allemande.
Le plus grand recours collectif
Les sages commencent par limiter les effets de la loi sur la conservation des données. Dès 2008 elle ne peut s’appliquer qu’en cas de crimes graves. Mais le 2 mars 2010, les juges décident d’annuler complètement la loi. Ils estiment qu’elle n’est pas suffisamment transparente, et qu’elle n’encadre pas assez l’usage fait des données. « "Mais ils ne se sont pas prononcés contre le principe même de conservation des données", regrette Patrick Breyer. Le juriste craint donc l’adoption d’une nouvelle loi prochainement.
D’autant plus qu’ils sont nombreux à faire pression pour que la conservation des données soit à nouveau autorisée dans la République Fédérale. Au premier rang des insistants: l’Union Européenne. La Commission menace l’Allemagne de sanctions si celle-ci n’applique pas bientôt sa directive. Les services de polices ont également leur mot à dire. Cet été, la BKA [la police fédérale] a notamment imputé l’échec d’une enquête sur la pornographie infantile à l’absence de cet outil de surveillance.
"La liberté au lieu de la peur"
La CDU, le parti de la chancelière, est plutôt pour l’adoption d’un nouveau texte. Mais les opposants à ce genre de mesures sont également très nombreux. Et bien organisés. Depuis 2006, ils organisent des manifestations contre la conservation des données sur les citoyens et l’ampleur de la surveillance. "A la première manifestation nous n’étions que quarante personnes avec un mégaphone", se rappelle, amusé, Patrick Breyer.
Mais depuis le mouvement a pris de l’ampleur. Regroupés sous le slogan "Freiheit statt Angst" ("La liberté au lieu de la peur, en français), plus d’une centaine d’associations, de partis politiques, de syndicats et de groupes de réflexion comme celui de Beyer appellent les citoyens à manifester chaque année en septembre pour défendre leur sphère privée. Ils étaient 10 000 à défiler dans les rues de Berlin en 2009, 7 500 l’an passé. Cette année, la manifestation aura lieu la veille des attentats du onze septembre. "Un hasard du calendrier", prétendent les organisateurs.
Patrick Breyer y sera. Son combat contre la loi de conservation des données est loin d’être terminé. Si une nouvelle loi est adoptée, il retournera devant la cour constitutionnelle. Et si cela ne fonctionne pas, il saisira la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.
Combat européen
Car c’est bien sur la scène européenne qu’il faut porter ce combat. D’ailleurs, du 17 au 19 septembre, les militants allemands pour la protection des données iront manifester directement à Bruxelles. Cette fois leur slogan sera en anglais, internationalisation oblige. Ce sera donc un weekend "Freedom not fear", composé de manifestations, discussions et différents workshops. Des associations et des activistes de toute l’Europe sont attendus.
Leur but: faire annuler définitivement la directive de 2006. Mais Patrick Breyer n’est pas très optimistes:
La commissaire Malmström (commissaire européenne chargée des affaires intérieures) a dit qu’elle voulait modifier la directive. Mais elle ne veut pas en changer en principe. Elle va peut-être juste la rendre un peu plus flexible.
L’Allemagne n’est pas le seul pays à avoir défié l’Union Européenne sur ce sujet. La directive a également été déclarée inconstitutionnelle en Roumanie, Hongrie, Chypre et République Tchèque. En France à l’inverse, elle est passée comme une lettre à la poste. Et on ne peut pas dire que cela ait déchainé les passions dans l’Hexagone.
Le poids de l'histoire
Pourquoi donc nos voisins germains sont-ils beaucoup plus prompts que nous à s’indigner quant il s’agit de leurs données personnelles ?
Cela nous tient à cœur en Allemagne sans doute à cause du régime nazi. La première action contre la collection des données fut un attentat sur un bâtiment où les nazis avaient entreposé des fichiers d’informations sur les habitants afin de déporter les juifs. Cela montre bien les abus possibles de la conservation des données. C’est un danger réel,
explique Patrick Breyer.
Rajoutez à cela quarante ans sous la surveillance de la Stasi en Allemagne de l’Est et vous comprendrez mieux pourquoi le thème est si sensible de ce côté du Rhin.